Le deuxième jour de la Création

Trad. du russe par Madeleine Étard
Collection Blanche
Gallimard
Parution
«Selon le mythe biblique, le monde fut créé en six jours. À Ia fin du deuxième jour, les eaux furent séparées des eaux. Il n'y avait encore ni fleurs, ni bêtes, ni l'homme. Mais c'était une étendue entre les eaux et on y pouvait construire les étoiles, le palmier, l'éléphant et Adam.
Les "cadences" de l'homme sont un peu plus lentes : en deux jours, on n'arrive pas à grand chose. Mais nous avons le droit de dire que chez nous, la séparation est faite. En disant cela, je ne pense ni à Kouznesk ni aux autres Géants du Plan Quinquennal. Je pense à cette génération qui est entrée dans la vie en même temps que la Révolution. Nos ennemis disent qu'elle se compose d' "enfants-vagabonds", d'hommes dépouillés de l'héritage de la culture, d'ignorants fidèles à l'ignorance. Certains de nos amis, fougueux à l'excès, voient en ces adolescents les représentants idéaux de la société communiste. En fait, ce sont les enfants d'une époque de transition. Ils veulent tout savoir mais leurs connaissances, qu'ils ont payées d'un travail héroïque, sont parfois étroites et insuffisantes. Nos pionnières déclament des vers de Maïakovski, mais combien parmi elles pleurent en cachette sur les malheurs d'un héros de la Bibliothèque Rose? Dans nos écoles, les élèves ne sont pas rares pour qui l'histoire commence en 1917 et la géographie finit aux frontières de l'Union Soviétique. Nos étudiants ont bien souvent besoin de jeter un coup d'œil dans une arithmétique élémentaire. Ils lisent Hegel mais font des fautes d'orthographe. Leur vocabulaire compte trop d'abréviations américaines et de jeux de mots argotiques. Lorsqu'ils sont amoureux, ils se débattent entre une complexité douloureuse et un cynisme primitif.
Nous pouvons tranquillement parler de leurs défauts. L'essentiel est fait : dans leurs connaissances, il y a une étendue entre les eaux. Ils étudient avec une passion véritable et avec abnégation. Ils ont honte de leur ignorance. D'année en année, ils grandissent. Ils remplissent les bibliothèques, les salles de concert et les musées. Dans leur vie privée, ils recherchent la simplicité et la profondeur. Ils sont loin d'être parfaits mais, avant tout, ce sont de vrais hommes.»
Ilya Ehrenbourg.