Michel Leiris
L'âge d'homme
Collection Blanche
Gallimard
Parution
«Si l’on s’en tient à la frontière tracée dans le temps de chacun de ses ressortissants par la légalité française – règle à quoi sa naissance a voulu qu’il fût soumis – c’est en 1922 que l’auteur de L’âge d’homme a atteint ce tournant de la vie qui lui a inspiré le titre de son livre. En 1922 : quatre ans après la guerre, qu’il avait traversée, comme tant d’autres garçons de sa génération, en n’y voyant guère que de longues vacances, suivant l’expression de l’un d’eux.
Dès 1922, il se faisait peu d’illusions sur la réalité du lien qui, théoriquement, devrait unir à la majorité légale une maturité effective. En 1935, quand il mit le point final à son livre, sans doute s’imagina-t-il que son existence avait déjà passé par des détours suffisants pour qu’il pût se targuer, enfin, d’être dans l’âge viril. En notre année 39 où les jeunes gens de l’après-guerre voient décidément chanceler cet édifice de facilité dans lequel ils désespéraient en s’efforçant d’y mettre, en même temps qu’une authentique ferveur, une si terrible distinction, l’auteur avoue sans fard que son véritable «âge d’homme» lui reste encore à écrire, quand il aura subi, sous une forme ou sous une autre, la même amère épreuve qu’avaient affrontée ses aînés.
Pour légèrement fondé que lui semble, aujourd’hui, le titre de son livre, l’auteur a jugé bon de le maintenir, estimant que, tout compte fait, il n’en dément pas l’ultime propos : recherche d’une plénitude vitale, qui ne saurait s’obtenir avant une catharsis, une liquidation, dont l’activité littéraire – et particulièrement la littérature dite «de confession»» – apparaît l’un des plus commodes instruments.
Entre tant de romans autobiographiques, journaux intimes, souvenirs, confessions, qui connaissent depuis quelques années une vogue si extraordinaire (comme si, de l’œuvre littéraire, on négligeait ce qui est création pour ne plus l’envisager que sous l’angle de l’expression et regarder, plutôt que l’objet fabriqué, l’homme qui se cache – ou se montre – derrière), L’âge d’homme vient donc se proposer, sans que son auteur veuille se prévaloir d’autre chose que d’avoir tenté de parler de lui-même avec le maximum de lucidité et de sincérité.
Un problème le tourmentait, qui lui donnait mauvaise conscience et l’empêchait d’écrire : ce qui se passe dans le domaine de l’écriture n’est-il pas dénué de valeur si cela reste «esthétique», anodin, dépourvu de sanction, s’il n’y a rien, dans le fait d’écrire une œuvre, qui soit un équivalent (et ici intervient l’une des images les plus chères à l’auteur) de ce qu’est pour le torero la corne acérée du taureau, qui seule – en raison de la menace matérielle qu’elle recèle – confère une réalité humaine à son art, l’empêche d’être autre chose que grâces vaines de ballerine?
Mettre à nu certaines obsessions d’ordre sentimental ou sexuel, confesser publiquement certaines des déficiences ou des lâchetés qui lui font le plus honte, tel fut pour l’auteur le moyen – grossier sans doute, mais qu’il livre à d’autres en espérant le voir amender – d’introduire ne fût-ce que l’ombre d’une corne de taureau dans une œuvre littéraire.»