Un siècle NRF
Couverture ivoire à filets rouges et noir, marquée du monogramme NRF, la collection Blanche inaugure en 1911 le comptoir d'édition d'André Gide et de ses amis. La modeste association se développe sous l'impulsion de Gaston Gallimard, dont l'engagement et les choix seront toujours guidés par le désir de servir au mieux la littérature. L'entreprise Gallimard est transmise d'une génération à l'autre, avec des valeurs inchangées, « comme un serment qu'on s'est fait ». Riche de 50 000 titres, son catalogue réunit la plupart des grands auteurs contemporains.
1909-1911. De la revue aux Éditions
Le modeste «comptoir d’édition» qui les fait paraître est celui de La NRF, une revue de littérature et de critique créée en 1909 par un groupe d’écrivains réunis autour d’André Gide et œuvrant à la formulation d’un « classicisme moderne ». Constatant le bon accueil de leur revue, ils ont souhaité disposer d’une « bibliothèque » à leur main pour y faire publier en volume certains des textes parus ou à paraître à La NRF, tantôt en feuilleton, tantôt par extraits. Les premiers livres des Éditions de la Nouvelle Revue française paraissent en juin 1911 : L’Otage de Paul Claudel, Isabelle d’André Gide et La Mère et l’enfant de Charles-Louis Philippe, bientôt suivis des Éloges de Saintleger Leger, futur Saint-John Perse.
Gide obtient de Paul Claudel qu’il réserve ses pièces futures à cette nouvelle enseigne, ce qui adviendra. Malgré l’estime réciproque qui unit les deux créateurs, leur « alliance » se verra toutefois fragilisée sitôt que la revue fera place à des auteurs peu « ajustés » à la ligne claudélienne et que Gide lui-même lèvera le voile sur ses inclinations et sa quête morale. Mais la littérature est un ordre à part ; la NRF repose sur cette conviction, qui prime les clivages religieux, moraux ou politiques, sans soustraire la littérature à la diversité de l’expérience humaine.
Comme ils le font déjà pour la revue, Gide et Jean Schlumberger sont prêts à assumer les frais de la jeune maison d’édition. Mais il faut un homme pour gérer l’affaire : ce sera Gaston Gallimard.
Gaston Gallimard
André Gide fait la connaissance de Gaston Gallimard en 1906. Le fils de Paul Gallimard, propriétaire du Théâtre des Variétés et collectionneur de toiles impressionnistes, est un fervent lecteur de ses œuvres ; il a, comme lui, des attaches normandes, les Gallimard étant propriétaires du manoir de Bénerville, sur les hauteurs de Deauville.
Le jeune homme est un élégant représentant de la bohême bourgeoise de la rive droite, compagnon de flâneries de Francis Jourdain et de Léon-Paul Fargue. Né le 18 janvier 1881 rue Saint-Lazare, familier des milieux artistes et des maîtres du vaudeville parisien, il n’a encore rien sacrifié de son dilettantisme jouisseur lorsque Jean Schlumberger, frère de son ami Maurice, lui propose en octobre 1910 de prendre la gérance du comptoir d’édition de La NRF. Gaston a du goût, des relations et, semble-t-il, quelque fortune. C’est un bon parti pour La NRF, d’autant que l’on sent chez lui un désir d’émancipation qui pallie les défauts d’une extraction un peu suspecte vue de la rive gauche de la Seine.
Gaston accepte et signe avec Gide et Schlumberger l’acte qui donne naissance le 31 mai 1911 aux Éditions de la NRF. On se félicitera dès lors de l’implication du jeune homme qui prend aussitôt à cœur sa nouvelle charge. Il signe les contrats, négocie avec les imprimeurs, visite les libraires… et contribue largement au financement de l’entreprise.
Gaston épouse le 17 décembre 1912 la petite-fille de l’ancien propriétaire des collections et de l’hôtel de Cluny à Paris, Yvonne Redelsperger. De leur union naît en 1914 leur fils unique, Claude Gallimard.
1911-1919. Le comptoir d’édition
La proximité entre la revue et la maison d’édition est fructueuse. Le catalogue des Éditions s’enrichit d’auteurs de La NRF (Gide, Claudel, Leger, Fargue, Rivière, Larbaud, Suarès, J. Romains, Bloch…) comme d’écrivains venus directement à elles, à l’image de Drieu la Rochelle ou de l’ami Roger Martin du Gard, l’auteur de Jean Barois, indéfectible trait d’union entre Gide et Gaston Gallimard.
Mais l’un des épisodes les plus mémorables de cette période est le refus de publier la première partie d’À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust fin 1912. Jean Schlumberger porte un œil distrait et prévenu sur cette volumineuse copie dont il recommande de ne pas entreprendre la publication : l’auteur est un mondain, gravitant sur une orbite morale, sociale et esthétique qui n’est pas celle de la NRF. Du côté de chez Swann sera publié fin 1913 à compte d’auteur chez Bernard Grasset. On se rend compte dès lors de la gravité de la faute commise ; il faudra l’action conjuguée de Gide, de Jacques Rivière, secrétaire de la revue depuis 1912, et de Gaston Gallimard pour obtenir de Proust qu’il se détache de son premier éditeur afin de poursuivre la publication de La Recherche à la NRF. Imprimé en novembre 1918 par les Éditions de la NRF, À l’ombre des jeunes filles en fleurs reçoit le prix Goncourt 1919…
Même ralentie par les contraintes et circonstances de guerre, l’activité des Éditions se prolonge durant le conflit, Gaston Gallimard s’épargnant une montée au front. C’est ainsi qu’il fait paraître en 1917 La Jeune Parque de Paul Valéry, marquant le grand retour du maître aux « charmes » de la poésie.
1913-1924. Au Vieux-Colombier
L’idée d’associer un théâtre à La NRF revient à deux des fondateurs de la revue, Jacques Copeau et Jean Schlumberger. L’un s’est fait connaître par ses critiques dramatiques et par son adaptation des Frères Karamazov ; le second a déjà quelques pièces à son actif. Habitué des loges, Gaston Gallimard est sensible à cette proposition, qui sonne comme un adieu à la «cohue foraine du Boulevard» de son enfance. Il n’est qu’à lire le manifeste du Vieux-Colombier – c’est le nom de ce théâtre, de cette troupe puis de cette école –, publié dans La NRF de septembre 1913 : l’indignation y domine, à l’égard de l’« industrialisation » de la scène et des amuseurs publics qui y cabotinent.
Il faut rétablir une scène de qualité pour l’élite cultivée, mise au service du texte dramatique : « Pour l’œuvre nouvelle, qu’on nous laisse un tréteau nu ! » L’avant-garde n’y tiendra pas demeure : « Nous ne sentons pas le besoin d’une révolution. Nous avons, pour cela, les yeux fixés sur de trop grands modèles. »
Les grands classiques seront privilégiés, mais côtoieront des œuvres de Claudel, Gide, Martin du Gard ou Vildrac. Charles Dullin et Louis Jouvet, régisseur, font partie de la troupe qui ouvre sa première saison le 23 octobre 1913. L’expérience du Vieux-Colombier (1913-1924), exportée durant la Grande Guerre à New York, puis l’évolution de Copeau vers un théâtre populaire « décentralisé », appartient à la grande histoire de la scène française.
1919. Un grand dessein
« Revenant d’Amérique en 1919, j’ai compris qu’il était nécessaire de donner à ma maison une allure commerciale pour pouvoir diffuser les œuvres que j’aimais. Je me suis mis en société pour avoir des capitaux, j’ai développé mes bureaux… J’ai dû signer des contrats avec des écrivains commerciaux… Je dis souvent à mon fils que, si ma vie était à recommencer, […] j’aurais fait de la plomberie ou de la pharmacie en gros, pour pouvoir n’être l’éditeur que de ce que j’admire. Ce qui paraît de l’extérieur une dispersion n’est qu’une nécessité commerciale et de trésorerie, au bénéfice de ce qui compte. »
Rarement Gaston Gallimard a été aussi précis sur ses intentions que dans ce bilan à mi-siècle qu’il adresse à Paul Claudel en janvier 1946. Durant la guerre, l’éditeur a eu la révélation des affaires, comprenant que le meilleur service qu’il avait à rendre à la littérature était non pas de l’isoler sur un îlot d’excellence, mais de financer le temps incertain de la création et de la reconnaissance des œuvres par une politique éditoriale moins exclusive.
Ce grand dessein est compris dès 1916 par Gide, qui recommande de renommer les Éditions de la NRF, à son nom trop associées, en Librairie Gallimard. Ce qui sera effectif en juin 1919, lorsque Gaston, au terme d’un véritable coup de force, crée ladite société avec son frère Raymond et son ami Maney Couvreux, tout en imposant l’excellent Jacques Rivière à la direction de la revue.
Les Éditions prendront leur essor, jouissant bientôt d’une grande autorité littéraire malgré leurs ascendances gidiennes qui les rendent suspectes à la droite de l’échiquier politique. Elles trouveront leur équilibre économique au début des années 1930 en confiant leur diffusion aux Messageries Hachette et en s’engageant, provisoirement, dans la presse populaire et politique avec les hebdomadaires Détective, Voilà et Marianne.
1919-1939. La double enseigne
Les années d’entre-deux-guerres voient s’élargir le spectre éditorial de la Maison avec la création de nombreuses collections : « Les Peintres nouveaux », « Les Documents bleus », « Bibliothèque des idées », « Les Essais », « Vie des hommes illustres », « Du Monde entier »… La littérature française de création trouve son foyer dans « Une œuvre, un portrait » puis dans « Métamorphoses », qui accueillent les jeunes dadas puis les surréalistes, ainsi que les écrits de Jouhandeau, Ponge, Michaux, Audiberti ou Tardieu… Jean Paulhan, rédacteur en chef de la revue après la mort de Rivière en 1925, sera l’un des promoteurs de cette génération nouvelle, même si sa rupture avec des surréalistes «politisés» nuira aux bonnes relations d’Aragon et Breton avec Gaston Gallimard.
Celui-ci s’entoure de collaborateurs qu’il réunit chaque semaine au sein d’un comité de lecture. Parmi eux figurent les cadres intellectuels de la revue : Jean Paulhan, Benjamin Crémieux, Ramon Fernandez, Bernard Groethuysen, bientôt rejoints par Brice Parain, André Malraux, Marcel Arland et Raymond Queneau…
La Maison apporte dès lors une contribution décisive au renouvellement du roman, associant au catalogue des aînés les œuvres singulières de Morand, Supervielle, Cocteau, Cohen, Aymé, Kessel, Saint-Exupéry, Giono, Simenon, Queneau et Sartre, laissant toutefois échapper Montherlant, Céline et Gracq. Le principal concurrent est l’éditeur Bernard Grasset, auquel on parvient cependant à soustraire André Malraux, grand « animateur » de la Maison dans les années 1930. Il sera notamment l’un des intercesseurs pour la jeune littérature américaine (Hemingway, Dos Passos, Caldwell, Faulkner et Steinbeck) qu’accueille alors la Maison, aux côtés des œuvres de Pirandello, Svevo, Kafka, Döblin, Nabokov, Amado et, en léger différé, Joyce.
La période est également marquée par la publication des grands textes de Freud et d’Alain, l’ouverture à la philosophie (Kierkegaard, Hegel, Heidegger) et aux sciences de l’homme (Leiris, Dumézil) et, dans un contexte de plus en plus politisé, la parution des grands essais de Gide, Giono et Bernanos.
La Bibliothèque de la Pléiade
C’est peut-être la plus prestigieuse collection des Éditions Gallimard, mais elle n’y est pas née. Sa création revient à Jacques Schiffrin, fondateur des Éditions de la Pléiade. Né à Bakou, où ses parents possédaient des usines pétrochimiques, il s’installe à Paris en 1922 et se consacre à l’édition de livres illustrés et de classiques russes. Suivant des modèles anglais et allemands, Schiffrin crée la «Bibliothèque reliée de la Pléiade», vouée aux classiques, dont le premier volume, les Œuvres de Baudelaire, paraît à Noël 1931. Douze titres y sont publiés avant qu’en 1933, sur le conseil de Gide, la NRF ne reprenne cette collection en mal de trésorerie ; Schiffrin en conserve la direction et prend par ailleurs la responsabilité des publications de Gallimard pour la jeunesse (Les Contes du chat perché…).
« J’ai voulu faire quelque chose de commode, de pratique ; j’ai tenu compte du fait que les appartements d’à présent imposent de faire tenir le plus de choses dans le minimum de place », expliquait Schiffrin, ajoutant qu’il avait souhaité « que ces livres fussent aussi beaux que possible ». Le papier bible, le Garamond, la reliure de peau dorée… tout est en place dès 1931 et perdure. Avec toutefois deux mutations : l’ouverture aux contemporains (Gide, en 1940) ; l’amplification de l’appareil critique après-guerre. Lieu de la consécration littéraire, dont rêvait Céline, la Pléiade attire des auteurs restés en marge de la NRF, comme Julien Green, François Mauriac, Julien Gracq ou Claude Simon. Contraint de s’exiler aux États-Unis durant l’Occupation, Schiffrin sera remplacé par Jean Paulhan, la collection passant, après-guerre, sous la responsabilité du frère et du neveu de Gaston Gallimard. Elle compte aujourd’hui plus de 600 titres.
Au comité de lecture
Le comité de lecture des Éditions Gallimard est institué en 1925. Avec l’essor de la Maison, les propositions de textes affluent, de tout genre ; aujourd’hui, quelque 6 000 manuscrits sont reçus chaque année par l’éditeur. Le comité est le lieu où la dimension collective de la NRF se manifeste. De nombreux lecteurs préparent en amont son travail de sélection ; les manuscrits, notés de 1 (à publier) à 3 (à refuser), y passent de main en main, jusqu’à ce qu’une décision définitive puisse être prise par Gaston, puis Claude et enfin Antoine Gallimard.
Mais le comité n’a jamais été le seul véhicule du choix éditorial. Raymond Queneau note en 1948 que, hors « Série Noire », seuls un tiers des livres édités dans l’année y ont fait l’objet d’une délibération.Outre les membres de la famille Gallimard (aujourd’hui Antoine et sa soeur Isabelle) et leurs secrétaires, les personnalités les plus assidues au comité auront été Benjamin Crémieux, Ramon Fernandez, Bernard Groethuysen, Jean Paulhan, Marcel Arland, Raymond Queneau, Jacques Lemarchand, Albert Camus, Jean Blanzat, Roger Caillois, Dominique Aury, Georges Lambrichs, Claude Roy, Michel Mohrt, Michel Deguy, Jean Grosjean, Roger Grenier, Michel Tournier, Jean-Bertrand Pontalis, Pascal Quignard, Jacques Réda, Philippe Sollers, Jean-Marie Laclavetine… Les membres du comité de lecture sont principalement recrutés parmi les auteurs et éditeurs de la Maison. Patrick Modiano y verra une difficulté, qui renoncera à sa fonction en octobre 1981 : « Moralement, il m’était impossible de mener à la fois les deux activités d’une manière étanche. Je crains de perdre confiance et d’éprouver un sentiment de découragement au moment de prendre la plume… Après tout, est-ce tellement mieux ? »
1939-1945. Les années sombres
Repliées en septembre 1939 dans la Manche, les équipes des Éditions se dispersent durant l’exode, les Gallimard et les Paulhan passant l’été 1940 à Carcassonne chez l’écrivain Joë Bousquet. La publication de La NRF est alors interrompue. Gaston Gallimard décide de revenir à Paris en octobre 1940 afin d’éviter une mise sous séquestre de sa société.
Les Allemands ont déjà instauré un régime de contrôle de l’édition en zone occupée, ordonnant le retrait de nombreux ouvrages. Ils exigent de Gallimard des garanties particulières au vu de la « toxicité » de son catalogue et du caractère prétendument « enjuivé » de son capital et ses équipes. Le siège de la NRF est mis sous scellés le 9 novembre ; le 23, un accord est trouvé : Gaston garde la maîtrise de son entreprise, mais accepte que soient confiées au collaborationniste Drieu la Rochelle la direction d’une NRF exclusivement littéraire et « une participation étendue » à la direction des Éditions. Mais Drieu rendra exsangue la revue, en l’ouvrant à des écrits proallemands et en la fermant aux auteurs « indésirables » ; privée de ses auteurs « historiques », la revue cessera de paraître en juin 1943… Dans le même temps, la résistance intellectuelle s’organise autour de Paulhan, Queneau et d’autres au sein même des Éditions.
Cette période douloureuse et complexe est marquée par la révélation des œuvres d’Albert Camus et de Maurice Blanchot et, malgré la censure, par la publication de textes importants d’Éluard, Aragon, Sartre, Queneau, Saint-Exupéry et Jünger.
À la Libération, la revue est interdite par le comité d’épuration, alors que le dossier des Éditions est classé. Les questions de l’épuration des milieux littéraires et de l’engagement des écrivains séparent alors le clan sartrien, réuni autour de la revue des Temps modernes, et celui de Jean Paulhan, qui réunit dans ses Cahiers de la Pléiade, au nom de la seule littérature, les réprouvés du jour (Céline, Jouhandeau, Montherlant…) et les résistants de la veille.
1946-1970. D’un Gallimard l’autre
La mort d’André Gide en 1951 marque une rupture. Les frères Gallimard ont installé leurs fils au sein de la Maison. Mais une sévère crise de succession éclate au milieu des années 1950, tandis que l’entreprise est déjà entre les mains de Claude, le fils de Gaston. La mort accidentelle de Michel Gallimard, fils de Raymond, et d’Albert Camus en 1961 met un terme tragique à cette querelle.
Les succès de librairie (Autant en emporte le vent, Le Petit Prince, la collection de la Pléiade…) permettent à la Maison de mener une politique de développement éditorial et d’asseoir les fondations d’un groupe, avec le rachat de Denoël et du Mercure de France. Cette évolution, simultanée à celle d’Hachette, tend les relations entre l’éditeur et son diffuseur, qui rompent leurs accords commerciaux en 1970 ; cette décision provoque le retrait des titres de la NRF du « Livre de poche » (Hachette).
Chez Gallimard, un « directeur de collection est à lui tout seul une petite maison d’édition ». Avec Queneau, Camus, Paulhan, Malraux, Caillois, Lemarchand, Leiris, Étiemble, Duhamel, Lazareff, Lambrichs, la vie éditoriale s’épanouit, tant en littérature française – avec Char, Duras, Gary, Genet, Ionesco, Jaccottet, Prévert, puis Yourcenar, Le Clézio, Tournier et Modiano… – qu’étrangère, avec Borges, Cortázar, Roth, Pasternak, Kerouac, Mishima, Bernhard, Handke et Kundera…
Les essais ne sont pas en reste, avec notamment Aron, Sartre, Merleau-Ponty et Simone de Beauvoir ; François Erval, J.-B. Pontalis et Pierre Nora posent les fondations d’un département de sciences humaines, marqué par la publication en 1966 des Mots et les choses de Michel Foucault, l’essor de la nouvelle histoire (Duby) et le renouveau de la critique (Starobinski).
La Série Noire
Traducteur de « romans d’aventures » américains, Marcel Duhamel, ami de Jacques Prévert, rencontre Michel Gallimard en 1944. De leur bonne entente naît, en septembre 1945, la « Série Noire », dont les trois premiers titres sont traduits par Duhamel : La Môme vert-de-gris et Cet homme est dangereux d’Horace McCoy et le sulfureux Pas d’orchidées pour Miss Blandish de James Hadley Chase.
Gallimard est en terrain connu : à son catalogue figurent déjà les œuvres de James Cain et de Dashiell Hammett, père de ce roman noir anticonformiste. Missionné à Londres début 1945, Duhamel signe des contrats pour les œuvres de Peter Cheyney, Raymond Chandler, Don Tracy…
La collection prend son essor en 1948 sous l’impulsion de Claude Gallimard, qui lui associe une « Série Blême », vouée aux romans à suspense. La « Série Noire » suit alors les évolutions du genre, s’ouvrant aux romanciers français, avec Arcouet, Amila, Simonin, Le Breton, Giovanni, Ryck…
Duhamel a fait de cette collection un mythe ; il la dirigera jusqu’à sa mort en 1977, assisté de Robert Soulat, son successeur. Le roman noir français y fera sa mue, sociale et politique, au début des années 1970, dans le sillage de Manchette, ouvrant la voie à des auteurs comme Hervé Prudon, Jean-Bernard Pouy, Thierry Jonquet, Didier Daeninckx, Tonino Benacquista ou Daniel Pennac – lequel sera le premier auteur à passer de la « Série Noire » à la collection Blanche… Il reviendra à Patrick Raynal, éditeur de Jean-Claude Izzo et de Maurice G. Dantec, de donner à la «Série Noire» une dimension plus internationale, avant que la collection ne quitte en 2005 l’univers du poche pour prendre un nouveau départ.
1970-2011. Une nouvelle donne éditoriale
À la mort de son fondateur, le jour de Noël 1975, Gallimard est une maison convoitée. Claude doit continuer à développer l’entreprise familiale et fait entrer ses quatre enfants dans l’entreprise. C’est à son fils cadet, Antoine, qu’il en confiera la présidence en 1988, lequel saura en préserver l’indépendance en dépit d’une crise familiale.
Trois grands dossiers marquent le début des années 1970 : la constitution d’une société de distribution (Sodis) et d’équipes de vente ; le lancement de la collection de poche « Folio » ; la mise sur pied d’un département Jeunesse.
Réticent dans un premier temps à l’idée d’une régulation des prix, Claude Gallimard se rallie à la loi sur le prix unique du livre en 1981, avant que son fils ne s’engage plus avant dans la défense de la librairie. Élu à la présidence du Syndicat national de l’édition en 2010, Antoine Gallimard défendra cette conviction dans le nouvel environnement numérique, associant la défense de la propriété intellectuelle à la promotion de la lecture sur tous supports.
D’abord épaulé par Teresa Cremisi et une équipe solide d’éditeurs et de lecteurs dont Pascal Quignard, Antoine maintient le cap éditorial d’une maison très littéraire, inscrite dans la vie des idées (Le Débat, « NRF Essais »…), aussi attractive qu’ouverte à l’international et œuvrant continûment à l’animation de son fonds. Le groupe accueille de nouvelles enseignes, à l’identité éditoriale très forte, comme P.O.L, Joëlle Losfeld, Verticales ou Futuropolis, avant que Flammarion ne rejoigne le groupe Gallimard en 2012. Cette croissance est rendue possible par les bons résultats du groupe, marquée notamment ces dernières années par des succès hors norme (Delerm, Barbery, Littell… et Harry Potter). De sorte qu’en 2011, Gallimard, riche d’un catalogue de 40 000 ouvrages, est le plus grand éditeur indépendant français.
1972-2011. De la jeunesse chez Gallimard
De Macao et Cosmage au Petit Prince, en passant par Les Contes du chat perché, la NRF tient une place singulière dans l’édition pour la jeunesse depuis les années 1930. Mais c’est en 1972 qu’un véritable tournant a lieu, avec l’arrivée de Pierre Marchand, éditeur visionnaire, et de son complice Jean-Olivier Héron dans l’effectif de Gallimard.
La geste s’ouvre avec la collection anthologique « Mille Soleils », qui est suivie en 1977 par « Folio Junior », première collection de poche dédiée au jeune public, puis en 1978 par « Enfantimages », où excelleront des illustrateurs comme Étienne Delessert, Jacqueline Duhême ou Georges Lemoine. Le fonds Gallimard est alors largement sollicité (Le Clézio, Prévert, Roy, Tournier, Yourcenar…), avant que la Maison ne s’ouvre aux créateurs anglais (Dahl, Blake, Ross…) et à de nouveaux auteurs français, à l’image de Pef et de son célèbre Motordu.
La passion encyclopédique de Pierre Marchand le conduit à imaginer une large gamme d’ouvrages autour de la marque «Découvertes», déclinée pour tous les âges. Le dialogue entre le texte et l’image est réinventé pour le plus grand plaisir des yeux et la satisfaction de l’esprit de curiosité. Ce département documentaire sera renforcé par une durable coopération avec la maison londonienne Dorling Kindersley, tandis que son savoir-faire bénéficiera au secteur de guides touristiques ouvert en 1992 avec la célèbre « Encyclopédie du voyage ».
La croissance de Gallimard Jeunesse est spectaculaire, le département représentant un tiers du chiffre d’affaires de la société en 1991, année de sa filialisation. Le développement de séries pour la petite enfance, la fragmentation de la production par classe d’âges et l’adjonction de cellules éditoriales innovantes, comme Giboulées en 1993 avec Antoon Krings et ses «Drôles de Petites Bêtes», marqueront ces quinze dernières années, qui sont aussi celles du succès international d’Harry Potter.
Bibliographie indicative
- Auguste Anglès, André Gide et le premier groupe de la NRF, 3 vol., Gallimard, 1978-1986 (« Bibliothèque des Idées »)
- Pierre Assouline, Gaston Gallimard. Un demi-siècle d’édition française, Folio, 2006
- Christophe Berthoud, Mouna Mekouar, Roger Parry. Photographies, dessins, mises en pages, Gallimard, 2007
- Olivier Bessard-Banquy, « L’imprimerie selon Gaston Gallimard. L’art du livre dans les premiers temps de la NRF », dans Revue française d’histoire du livre, n° 132, nouvelle série, 2011
- Laurence Brisset, La NRF de Paulhan, Gallimard, 2003
- Olivier Cariguel, Panorama des revues littéraires sous l’Occupation (juillet 1940-août 1944), IMEC, 2007
- Alban Cerisier, Gallimard. Un éditeur à l’œuvre, Découvertes Gallimard, 2011
- Alban Cerisier, Une histoire de La NRF, Gallimard, 2009
- Alban Cerisier, Jacques Desse, De la jeunesse chez Gallimard. 90 ans de livres pour enfants, Gallimard Jeunesse, 2008
- Alban Cerisier, Pascal Fouché (dir.), Gallimard, un siècle d’édition (1911-2011), Gallimard/BnF, 2011
- Alban Cerisier, Jean-Étienne Huret. Le Club du meilleur livre (1952-1963). Librairie J.-É.Huret, 2007
- Maurice-Edgar Coindreau, Mémoires d’un traducteur, Gallimard, 1992
- Collectif, C’est l’histoire de la Série Noire (1945-2015), Gallimard, 2015
- Collectif, En toutes lettres… Cent ans de littérature à La NRF, Gallimard, 2009
- Collectif, L’Esprit NRF (1908-1940), Gallimard, 1990
- Collectif, La Place de La NRF dans la vie littéraire du XXe siècle. 1908-1943, Gallimard, 2009 (« Les Cahiers de la NRF »)
- Collectif, Gallimard, 1911-2011. Lectures d’un catalogue. Gallimard, 2012 (« Les Cahiers de la NRF »)
- Collectif, La Nouvelle Revue française. Les colloques du centenaire (Paris, Bourges, Caen), Gallimard, 2013 (« Les Cahiers de la NRF »)
- Pierre Drieu la Rochelle, Journal (1939-1945). Gallimard, 1992 (« Témoins »)
- Marcel Duhamel, Raconte pas ta vie, Mercure de France, 1973
- Pascal Fouché, L’Édition française sous l’Occupation, 2 vol. Bibliothèque de littérature française contemporaine de l’université Paris 7, 1987
- Gaston Gallimard, Jean Paulhan, Correspondance (1919-1968), Gallimard, 2011
- Jérôme Garcin, Des mots et des actes. Les Belles-Lettres sous l’Occupation, Gallimard, 2024 (« La part des autres »)
- Joëlle Gleize, Philippe Roussin (dir.), La Bibliothèque de la Pléiade. Travail éditorial et valeur littéraire, CEP ENS LSH, Éditions des Archives contemporaines, 2009
- Roger Grenier, Georges Lemoine, 5, rue Sébastien-Bottin, Gallimard, 2011
- Pierre Hebey, La NRF des années sombres. Juin 1940-Juin 1941. Des intellectuels à la dérive, Gallimard, 1992
- Patrick Kéchichian, Paulhan et son contraire. Gallimard, 2011 (« L’Un et l’Autre »)
- Jean Lacouture, Une adolescence du siècle. Jacques Rivière et la NRF, Folio, 1997
- Portraits pour un siècle. Cent écrivains. Gallimard, 2011
- Pierre Nora, Historien public, Gallimard, 2011
- Robert Paxton, Olivier Corpet, Claire Paulhan, Archives de la vie littéraire sous l’Occupation, IMEC, 2009
- « Le Roman du XXe siècle », La NRF, n° 596, février 2011
- Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains. 1940-1953, Fayard, 1999
- Olivier Todd, Albert Camus. Une vie, Gallimard, 1996 (« NRF Biographies »)
- Olivier Todd, André Malraux. Une vie, Gallimard, 2001 (« NRF Biographies »)
- Henri Vignes Henri, Boudrot Pierre, Bibliographie des Éditions de la NRF. 26 mai 1911-15 juillet 1919, Librairie Henri Vignes & Éditions des Cendres, 2011
- Henri Vignes, Les Libraires associés, Huret J.-E, 100 ans d’édition. Un catalogue de livres rares, 2011