Histoire d'un catalogue

Queneau éditeur

Raymond Queneau à la NRF. Photo diffusion Gallimard

Soutenu par Jean Paulhan et Brice Parain, qui apprécient sa fantaisie autant que son esprit méthodique et sa culture, Raymond Queneau, auteur (1933) puis lecteur (1938) chez Gallimard, entre le 15 janvier 1941 dans le cercle restreint des « secrétaires » de Gaston, avec le titre de chef du comité de lecture. Son activité est à la mesure de son inépuisable soif de connaissance et d’expérimentation.

Littérature anglo-saxonne (Blixen, Dos Passos, Faulkner, Hemingway, Miller, Burroughs…), fiction française (Grout, Simenon, Leiris, Merle, Duras, Bessette, Bourdouxhe, Modiano, Vian…), poésie (Follain, Guillevic, Queval…), philosophie et essais (Belaval, Cioran, Dumézil, Kojève, Koyré, Levinas, Wittgenstein…), romans policiers ou d’anticipation… tout paraît docile à son jugement. De 1954 à 1976, il est requis par l’« Encyclopédie de la Pléiade ».

Au comité de lecture

« Je serais partisan de prendre Queneau pour toute la journée, au moins jusqu'au printemps, c'est-à-dire pour la réalisation du prochain programme, afin de perdre le moins de temps possible. Il le peut, maintenant, car l'école de Pelorson est fermée. Il serait bien supérieur à Chevasson, étant aussi ordonné, aussi ponctuel (sinon plus) que lui, et plus consciencieux, plus cultivé aussi, plus entreprenant. Je compte beaucoup sur lui. » Ce mot adressé le 15 janvier 1941 par Brice Parain, alors chef du secrétariat de la NRF, à Gaston Gallimard annonce l'entrée de Queneau, auteur de la Maison depuis 1933, parmi les personnels appointés de la Librairie Gallimard. Il s'en était fallu de peu pour qu'il acceptât une place de secrétaire qui s'y était rendue libre au début de l'année 1938 et que Paulhan avait eu la bienveillance de lui signaler. Qu'il jugeât la rétribution trop faible ou la charge trop importante, toujours est-il que l'entrée du jeune auteur dans l'équipe éditoriale de la rue Sébastien-Bottin fut ajournée ; du moins par cette voie, car il se vit aussitôt confier par Gaston Gallimard la responsabilité des lectures anglo-saxonnes (Caldwell, Dos Passos, Faulkner…) et siégea à ce titre – non restrictif : il lit Michel Leiris, Robert Merle… – au comité de lecture des Éditions dès le 19 janvier 1938, au côté notamment de Malraux, Paulhan, Crémieux, Groethuysen et Arland, bientôt rejoints par Camus, Lemarchand et Blanzat… Et on l'y entendit, dès mars 1938, débattre avec André Malraux sur l'opportunité de publier Hemingway, auteur qu'il jugeait trop irrégulier. Avant d'être éditeur, Queneau fut donc d'abord lecteur chez Gallimard. Pour cette dernière fonction, qu'il conserva parallèlement à ses tâches salariées, il perçut dès le 31 janvier 1938 une mensualité de cinq cents francs de l'époque, versée en droits d'auteur.

La proposition de Parain intervenait dans un contexte peu favorable : les équipes de la Maison, réunies depuis peu au siège parisien après l'épisode provincial, étaient peu nombreuses et faisaient face à des difficultés d'organisation liées à la reprise de l'activité éditoriale. Bénéficiant du soutien de Parain, Queneau, libéré de ses cours à l'École nouvelle de Neuilly, est nommé dès janvier 1941 chef du comité de lecture de la NRF ; jamais la mention de secrétaire général n'apparaît dans les archives de la société, même s'il est présenté comme tel en 1951 dans un article de presse et que certains courriers lui parviennent de l'extérieur à ce titre.

Que recouvre exactement le titre de chef du comité ? Il est aujourd'hui difficile de le dire, tant le champ d'action de Queneau paraît alors large (du jury du prix de la Pléiade au suivi de la société de production Synops…) et intense son activité – on sait ainsi depuis peu qu'il intervint dans la discussion entre Gallimard et Simenon au sujet de Pedigree et qu'il prit une part importante à la promotion de l'œuvre de l'inventeur de Maigret. On serait tenté de parler de direction éditoriale, mais ce serait mésestimer la part que Gaston Gallimard prenait à l'activité littéraire de sa firme et la façon dont il composait avec ses différents « éditeurs » pour élaborer ses programmes. Divide ut regnes, la devise du Sénat romain était prêtée au ministère de la rue Bottin par Queneau lui-même, qui dévoué n'en est pas moins lucide...

Il demeure que Queneau, dont on appréciait autant l'érudition que les calembours (deux des « alcools de sa vie »), y fut l'un des conseillers les plus écoutés, les plus respectés – et les plus fidèles à la famille Gallimard (malgré la direction d'une collection anthologique pour Mazenod jusqu'en 1973, les « Textes célèbres »). Ses Journaux témoignent de son implication dans la vie quotidienne de la maison et du clan Gallimard ; on y voit Gaston fâché de l'élection de Paulhan à l'Académie française, Claude inquiet de ce que l'élévation de deux étages de l'immeuble de la rue Sébastien-Bottin au début des années soixante n'ait pas vraiment résolu de sensibles questions d'espace... Le chroniqueur, tantôt mordant, tantôt mélancolique, ne laisse pourtant pas d'en stigmatiser les manières de cour dans ses Journaux : intrigues et étiquette, affaires de cœur et conflits de pouvoir, insuffisances, vanités et frustrations. Et à quoi bon paraître à ses « coquetèles Nrf », ramas de fâcheux et d'intrigants ? Élu au sixième couvert du jury Goncourt en mars 1951, Queneau fut pourtant l'un des hommes les plus influents du milieu des Lettres parisien, l'un de « ceux qui comptent » dirait-on aujourd'hui. Avec André Bay (Stock) et Jean Blanzat (Grasset), il partageait chaque mois un repas (les « déjeuner BBQ »), où les éditeurs prétendus concurrents s'entretenaient de littérature et partageaient de plaisantes anecdotes. Nous sommes alors au cœur du dispositif éditorial français des années cinquante, ce que d'aucuns ont appelé le petit village de l'édition parisienne – dans ces glorieuses années qui précédèrent les premiers épisodes d'une inéluctable concentration. Et Queneau, bien qu'il s'en défende parfois , y joue un rôle prépondérant.

Queneau lecteur

Demeurant attentif à la littérature de langue anglaise (ainsi, le 18 septembre 1952, il apprend à Gaston la parution de The Old Man and the Sea et conseille la publication de The Naked Lunch de Burroughs en 1959 ; il est en contact avec certains des grands auteurs américains célébrés dans l'après-guerre et connaît bien la littérature policière anglo-saxonne qui nourrira la « Série noire »), lecteur insatiable et abondamment sollicité , Queneau intervient dans les domaines les plus variés, des livres de philosophie, de sciences et de sciences humaines (Barthes, Bélaval, Camus, Dumézil, Kojève, Koyré, Levinas, Wittgenstein…) à la toute jeune littérature de création (admiration pour Modiano) et aux récits d'anticipation. On sait ainsi qu'il suivit de très près les débuts du « Rayon fantastique », la collection de Michel Pilotin, malgré des réticences exprimées au début des années cinquante à Gaston Gallimard : « Quant aux romans scientifiques, je me demande s'il y aurait de quoi alimenter une collection comparable à la "Série Noire". Les très bons sont assez rares, le reste est enfantin. Bien sûr que la plupart des séries noires sont aussi enfantins, mais le cul et le meurtre ça plaît aux gens, tandis que les Martiens ça n'a pas encore beaucoup d'effets sur leur système génital. » Mais une fois encore, les éditeurs proposent ; Gaston dispose. Ainsi le 30 mai 1950, lorsque, très sollicité par de jeunes auteurs, il suggère, en vain, la création d'une nouvelle collection littéraire (« Le Jour se lève » : deux volumes par an regroupant quatre à cinq textes courts d'avant-garde, de débutants « n'ayant encore rien publié en édition séparée »), Queneau prend quelque précaution : « Ce serait une formule entre les Cahiers de la Pléiade et Métamorphoses. […] Mais je ne voudrais pas que J[ean] P[aulhan] en prenne ombrage ou voit là une concurrence. » Queneau avait eu plus de chance avec sa facétieuse collection « La Plume au vent » créée en 1946, où furent publiés Prête-moi ta plume de Robert Scipion, Le Succube de Roger Trubert et Vercoquin et le Plancton de l'ami Boris Vian. Mais faute de succès, et dissuadé par un avis défavorable de Jacques Lemarchand sur d'autres titres pressentis, Gaston Gallimard prit la décision d'en interrompre la publication.

Queneau fut donc, au travers de ses lectures et de la fréquentation de son réseau d'amitié, en contact direct avec la littérature française de son temps ; il fut le premier lecteur et éditeur de Marguerite Duras (occasion de se lier à Robert Antelme et à Dyonis Mascolo), promut l'œuvre d'Hélène Bessette (dont le premier manuscrit lui avait été confié par Michel Leiris, lui-même le tenant de l'ethnologue Maurice Leenhardt), défendit les expérimentations verbales d'un Jean-Claude Grosjean, eut à évaluer René Fallet ou Claude Simon — voir l'étonnante lettre de l'auteur de La Route des Flandres à Gaston Gallimard, reproduite dans la biographie de M. Lécureur. Il participa activement à l'enrichissement et à la promotion du fonds Gallimard, établissant la première édition de l'Anthologie des poètes de la NRF, sollicitant de nombreuses personnalités lettrées pour établir un sondage ludique Pour une bibliothèque idéale ou, dans un autre ordre, suivant la périlleuse publication des Œuvres complètes d'Artaud.

Au pavillon des encyclopédistes

Mais si nous devions retenir un seul aspect de son travail d'éditeur – et non de lecteur, s'entend – il semble que cela soit plutôt dans le domaine de la connaissance qu'il fallût le trouver. Car comme « L'Univers des formes » restera la grande réalisation éditoriale d'André Malraux, « L'Encyclopédie de la Pléiade » sera celle de Raymond Queneau. Pourtant notre Pic de La Mirandole ne revendiqua guère la paternité de cette colossale entreprise (49 volumes parus entre 1956 et 1991), confiant même dans ses Journaux qu'il ne s'agissait là que de commerce, une trouvaille d'Hachette pour faire « suer le burnous de la Pléiade ». De fait, le projet en avait précédé l'entrée de Queneau à la NRF – une intuition d'Henri Filipacchi, soumise à Gaston Gallimard et Jacques Schiffrin dès le début des années trente. D'autres que Queneau y avait travaillé avant-guerre, la maturation, tant commerciale qu'éditoriale, en avait été longue et laborieuse. C'est pourtant à Queneau — déjà en charge de l'Histoire des littératures – que Gaston propose en 1954 d'en assumer la direction et d'en définir l'enjeu et l'objet : un savoir méthodique, ouvert aux questions contemporaines, entre lucidité et incertitude, une encyclopédie qui permettrait de « vivre au devant de ce qui est autre », comme l'écrivait Jean Grosjean à propos de la passion de connaissance de Queneau. Gaston Gallimard mettait ainsi un terme aux visées rivales de ses propres fils et neveu sur la collection. Avec Jean Grosjean, Robert Antelme, Louis-René Des Forêts, Jacques Bens et Jean-Marc Lechevallier, il assumera en directeur accompli ce projet, faisant face à l'extrême difficulté de l'établissement des volumes et affrontant les quolibets et les reproches des journalistes ou confrères lors de leur parution.

« La dernière grande figure de la vénérable NRF », écrivait Anne-Isabelle Queneau en ouverture de l'Album qu'elle consacra à son beau-père en 2002. Il est en effet bon de le rappeler ; ils furent nombreux, parmi ceux qui l'ont fréquenté « rue Séb. », à avoir salué la truculence et la gentillesse de l'homme… Roger Grenier, Pierre Nora, Jean d'Ormesson ont évoqué sa mémoire avec respect et émotion. J.M.G. Le Clézio a fait part du bénéfice qu'il trouva à fréquenter un maître si profond et bienveillant ; et Patrick Modiano, dans son Éphéméride, s'est souvenu de ses ballades parisiennes avec l'ancien chroniqueur de L'Intransigeant. De sorte qu'à omettre l'activité éditoriale de Queneau, sa présence quotidienne à la NRF, on risquerait fort de ne tracer qu'un portrait élidé de l'écrivain et d'en trahir le nom par syncope ou apocope.

© Éditions Gallimard
À la une
Le siège des Éditions Gallimard au 5, rue Sébastien-Bottin (actuel 5, rue Gaston-Gallimard) à Paris. Dessin de Georges Lemoine © Éditions Gallimard, 2011.
Histoire d'une maison
Gérard Bourgadier à son bureau, octobre 1990. Photo Jacques Sassier © Éditions Gallimard
Histoire d'un catalogue
Auteurs associés