Des surréalistes à la NRF
Retour aux sources bouillonnantes, littéraires et éditoriales du surréalisme, mouvement fondé par André Breton, Louis Aragon et Philippe Soupault dans le prolongement des extravagances de Dada, reconnu – avec réserves – par La NRF dès 1919.
« Nos deux dada »
Paris, septembre 1917. André Breton, 21 ans, et Louis Aragon, 19 ans, tous deux incorporés comme étudiants en médecine, font connaissance au Val-de-Grâce et se découvrent des affinités littéraires : Rimbaud, Lautréamont, Jarry… L’aîné présente son nouvel ami à ses proches – Paul Valéry, Philippe Soupault, Jacques Vaché – et lui donne l’occasion de publier son premier texte dans la revue Sic : une chronique théâtrale des Mamelles de Tirésias d’Apollinaire – l’inventeur, en cette année même, du néologisme « sur-réalisme » qu’ils n’adopteront pour eux-mêmes qu’en 1923.
Entendant prendre leur part à la modernité littéraire, les deux hommes écrivent et publient. Aragon travaille à son premier roman alors qu’il est au front. Début 1919, en garnison en Allemagne, il découvre le manifeste Dada de Tristan Tzara, tandis que de Paris, Breton et Soupault l’invitent à s’associer à la création de leur nouvelle revue : Littérature, dont le premier numéro paraît en mars 1919. Un titre en forme de provocation, choisi pour ce qu’il avait « de désagréable, de prétentieux », où on lit, outre les textes des fondateurs, ceux d’André Gide, Paul Valéry, Blaise Cendrars, Max Jacob et Jean Paulhan. Avant l’été, Breton et Soupault font une découverte décisive : celle de l’écriture automatique, qui donnera lieu aux Champs magnétiques. « Le surréalisme venait d’être inventé. La chose. Pas le nom » (Aragon).
Ceux qu’on n’appelle pas encore les surréalistes tissent des liens très privilégiés avec Tzara qui, débarqué à Paris en janvier 1920 pour y promouvoir une réforme radicale du langage sur fond de ruines et de crise existentielle, fait de Dada le sujet littéraire dont on débat alors, notamment dans La NRF d’André Gide, Jacques Rivière et Jean Paulhan. Et à quel niveau ! Ce compagnonnage avec Dada animera quelques mois la vie littéraire, alors même que Breton et Aragon publieront leurs propres ouvrages – poésie et roman – à l’enseigne des Éditions Au Sans Pareil, fondées par René Hilsum, un ancien camarade du lycée Chaptal, mais aussi dans la maison de Gaston Gallimard, éditeur de La NRF. Une soumission ? Non, une stratégie de jeunes gens, liés par un pacte : imposer de l’intérieur leur programme subversif (il ne s’agit rien de moins que de changer la vie et de donner plein droit à l’imagination), sans complaisance ni plan de carrière subi. La NRF de Marcel Proust, haut lieu de la création et de la critique littéraires, est l’endroit idéal pour y parvenir ; l’effet de contraste et l’audience y sont garantis, même s’il faut y tenir fermement, fût-ce dans la provocation, ses positions. Du reste, La NRF, si elle accueille avec « reconnaissance » et admiration ces deux jeunes Dadas (et quelques-uns de leurs amis), sait être aussi critique à leur égard et s’attache à les pousser vers d’autres horizons poétiques et romanesques. Ne serait-ce que par amitié… Résumons : si La NRF ne fut pas Dada, et tint à bonne distance ses chambardements poétiques, elle en fut le grand miroir critique et en formula toutes les promesses.
Rêves, œuvres, manifestes
Échappé de la déferlante Dada, le groupe réuni autour de Breton et Aragon va s’approprier la qualification de « surréaliste » en 1923-1924, au terme d’un extraordinaire exercice de définition critique, étayé par l’expérimentation de nouveaux moyens d’expression, le rayonnement soigneusement entretenu d’une aventure collective et la production d’œuvres poétiques et romanesques majeures – Nadja, L’Amour fou, Le Paysan de Paris, Capitale de la douleur, Le Grand Jeu, Corps et biens… Plus que la revue NRF, c’est la maison d’édition de Gaston Gallimard – Éditions de la Nouvelle Revue française/Libraire Gallimard – qui en sera désormais le foyer principal (mais non exclusif), ouvrant peu à peu son catalogue à un nombre très significatif d’auteurs liés un temps au mouvement. Le surréalisme s’impose dès lors comme un courant de rénovation littéraire et artistique majeur, subversif (pour ne pas dire convulsif) et portant à grande conséquence dans l’univers des formes : les rapports entre l’art et la réalité en seront profondément modifiés, émancipés des règles communes de la représentation et du carcan de la raison ou de l’analyse. Place à l’imagination, « reine des facultés », dont la puissance explosive se trouve révélée et libérée par un certain usage du langage, appairé aux énigmes de la psyché ; en ce sens, c’est la vie que ces hommes ont bien espéré changer, en cherchant, non pas à abolir, mais à refonder le lien entre l’esprit et la réalité. La littérature seule n’y suffisait pas ; l’art, les rêves, l’amour, les rencontres, la déambulation y prirent leur part…
Au feu ! Querelles et invectives surréalistes
La provocation et l’agitation sont les figures de l’insoumission surréaliste et elles s’exercent d’abord à la mode Dada. La « performance » sera le premier porte-voix de la radicalité. Elle engage les écrivains à se porter sur le devant de la scène, à batailler s’il le faut avec toute la fougue de leur jeunesse. Renverser la table, cela ne se fait pas sans bruit ni désordre ; et, au sortir de la guerre, il faut bien rendre la monnaie de sa pièce à la barbarie des hommes. Les enjeux principaux sont littéraires (parce qu’existentiels), comme le rappellera plus tard Aragon dans le Traité du style : « Le surréalisme se définit par ceux qu’il défend et par ceux qui l’attaquent » ; la marchandisation rampante de la littérature, les concessions au mauvais goût peuvent justifier la purge, le coup de poing et conduire au poste.
Mais d’emblée, bien avant que le mouvement ne se mette « au service » de la Révolution en 1927, la question politique se pose. Alors qu’il vient de faire paraître son étude sur Dada dans La NRF, Jacques Rivière répond à Jean Schlumberger, l’un des pères fondateurs de la revue, qui s’est ému de cette coupable « reconnaissance » : « Je vois bien ce que tu penses Dadaïsme = Bolchevisme. Et si seulement on prononce le mot de dadaïsme sans cracher, on vient en aide à l’Armée rouge, on augmente notre chance d’être envahi. Tu te trompes. Il y a plus d’intermédiaires entre les idées. » (5 septembre 1920). À voir ! Car c’est bien cette question de l’asservissement à l’orthodoxie collectiviste qui fera monter le groupe en pression et affectera ses relations avec la NRF… jusqu’à l’injure et au duel. L’affaire Aragon de 1932 reste en ce sens exemplaire, la question politique interrogeant à nouveaux frais, ou presque, la responsabilité de l’écrivain et la nature même de la poésie.
La tentation du sectarisme appartient à l’histoire du surréalisme. Mais elle n’est pas que de tempérament, dans la mesure où elle relève (ou est le revers) d’un exercice continu de définition. Lequel autorise aussi, la fièvre passée, toutes les réconciliations.