Histoire d'un livre

Nadja d'André Breton

André Breton, Nadja, Gallimard, 1928. Édition originale.

Après deux ans presque exclusivement consacrés à la critique et à la polémique, Breton envisage en 1927 un livre sur les mystérieuses possibilités que le hasard peut introduire dans la vie quotidienne ; une œuvre qui porterait témoignage de la « clarification » et de « l’affermissement du ton surréaliste ». Nadja paraît en juin 1928 et sera considéré par son auteur comme la clé de voûte de son œuvre.

« Il se peut, d’ailleurs, que les prestiges dont s’entoure Nadja constituent la revanche de l’esprit sur la défaite du cœur. »

André Breton

« André ? André ?… Tu écriras un roman sur moi. Je t’assure. […] De nous il faut que quelque chose reste… » Voilà, plus que toute autre parole de Nadja, celle qui hante Breton au début d’août 1927. Il vient de se retirer seul à Varengeville-sur-Mer, voulant prendre ses distances avec son épouse Simone, clarifier la passion unilatérale qu’il ressent pour Lise, et répondre à l’injonction de Léona D., c’est-à-dire Nadja. Le lundi 4 octobre 1926, à la fin d’une après-midi oisive et morne, il l’a rencontrée à un « carrefour » de la rue Lafayette. Très vite, il s’est noué entre eux une liaison obsédante mais qui déçoit Breton et s’achève par un message de Nadja en février 1927. Breton a rompu avec elle de façon absolue ; il refuse de la voir à l’asile psychiatrique où il apprend qu’elle est entrée. À Varengeville, il s’est installé dans « un beau manoir de corsaire », le manoir d’Ango. Il lit Huysmans et réfléchit aux événements récents.

Le puissant malaise qu’il ressent vient certes du désastre de son aventure individuelle, mais également des déchirements de l’aventure collective du surréalisme. Depuis le Manifeste (1924), qui proposait l’écriture automatique comme antidote au récit, le groupe s’est délité ; il n’a pas résisté en 1926 à l’adhésion au PC de certains de ses membres, dont Breton. Soupault a été exclu, Artaud a fait sécession, puis Desnos, Vitrac… Après deux ans presque exclusivement consacrés à la critique et à la polémique, Breton envisage un livre sur les mystérieuses possibilités que le hasard peut introduire dans la vie quotidienne ; une œuvre qui porterait témoignage de la « clarification » et de « l’affermissement du ton surréaliste ».

Pour reconstituer les jours passés en compagnie de Nadja, Breton compte sur sa prodigieuse mémoire ; il a gardé par ailleurs des notes – dont certaines ont attristé Nadja, qui ne s’est pas reconnue dans la figure allégorique de « magicienne », d’« âme errante » que Breton a faite d’elle. Mais son projet s’enlise. « L’histoire que j’ai entreprise, écrit-il le 22 août, me donne beaucoup de fil à retordre et je n’en suis encore qu’au préambule. » Une semaine plus tard : « Ma petite histoire avance lentement. » S’il est le seul hôte du manoir, il y reçoit plusieurs visites (Prévert, Duhamel…) et voit presque chaque jour Aragon qui séjourne avec Nancy Cunard à quinze minutes de là. La rapidité d’écriture de son camarade, en comparaison de sa lenteur, le démoralise. « [Le Traité du style] qu’Aragon écrit, et qu’il me communique, me gêne assez pour écrire. C’est tellement, tellement brillant : tu ne peux pas t’imaginer », confie-t-il à Simone, lui affirmant qu’en revanche il pense pouvoir écrire quelque chose de plus « humain » ; il veut atteindre le « vital », le moteur de la « vraie vie » – faire un livre « battant comme une porte ». Cela est difficile. Il peine à « fixer le timbre » de ce texte auquel il veut donner le ton dépassionné et objectif d’une étude clinique de Freud. Le 31 août, il en a écrit toutefois « deux parties sur trois » et quitte le manoir pour Paris. Il fait lecture à Éluard, Prévert et Masson de sa « prose » qui n’est ni un « roman » ni un « récit ». Les compliments qu’il reçoit l’encouragent. Le 16 septembre, Nadja est presque achevé. Pour accompagner le texte, Breton rassemble quarante quatre photographies relatives aux éléments qu’il met en jeu.

À l’automne, il donne à la revue Commerce la première partie du livre, ainsi qu’un fragment au numéro II de La Révolution surréaliste. Or, entre-temps, la rencontre d’une nouvelle femme est venue bouleverser de fond en comble son « paysage mental », et donc l’équilibre, la perspective de son ouvrage. 

Vu qu’il aspire à répondre dans Nadja à la question : « qui suis-je ? », en décembre, il écrit une troisième partie, plus lyrique, pour faire place à Suzanne. En mars 1928, le préambule de Nadja paraît en anglais dans la revue d’Eugène Jolas, Transition. Breton espère une publication chez Gallimard le 1er avril. Elle est repoussée au 25 mai. Le 9 août, le poète se plaint à Éluard qu’on fait « silence à peu près complet sur Nadja ». En vérité, peu d’œuvres auront suscité autant de commentaires critiques. Dans la presse, elle est d’abord perçue comme un « roman » et jugée à la hâte, avec légèreté ou sévérité. Certains journalistes se réfèrent à une esthétique réaliste, aux droits de la morale et de la raison, et ne voient dans l’œuvre que « verbalité », ou « étroit subjectivisme ». Mais, à partir de l’été, beaucoup d’écrivains saluent la « fleur » du surréalisme, son « chef-d’œuvre » : Morand, Crémieux, Daumal, Crevel… plus tard, Blanchot, Butor etc. Jean Cocteau lui-même, sans cacher son inimitié pour l’auteur, s’avoue admiratif.

Lors de sa réédition en décembre 1963, Breton remanie Nadja. Il juge que c’est la clé de voûte de son œuvre, sa première pièce entièrement narrative, la première aussi d’une tétralogie amoureuse, que complèteront Les Vases communicants (1933), L’Amour fou (1937) et Arcane 17 (1944). Il l’enrichit d’un « Avant dire », rajoute des notes, quatre photos, et opère sur le contenu plus de trois cents corrections stylistiques – il supprime aussi une attaque virulente contre Tzara, une réticence à l’égard de Rimbaud, et restitue le nom de Paulhan. Le grand éditeur Mermod achète à Breton son manuscrit et le dépose dans un coffre-fort de sa villa lausannoise. Si, dans les décennies qui ont suivi, les plus évidents héritiers rythmiques de Breton ont été Gracq et Bonnefoy, l’œuvre récente d’Annie Ernaux, si éloignée en apparence de celle de Breton, s’est construite elle-aussi à la fois dans le prolongement de Nadja (refus du « roman », écriture objective de la passion, usage de la photo…), et en réaction, reprochant au poète ce que Bonnefoy d’ailleurs lui reproche aussi, d’avoir voulu soumettre Léona D. aux « lois de son propre ciel », au détriment, voire au mépris de la présence réelle de la jeune femme – elle « qui n’était que la pauvre humanité désirante ».

Amaury Nauroy

 

Entretien avec André Breton

Cet entretien est extrait d’une série d’entretiens radiophoniques avec André Parinaud, retransmis par la Radiodiffusion française de mars à juin 1952, et publiés la même année par René Bertelé, dans la collection « Le Point du Jour ».

Il ne semble pas que les difficultés que vous rencontriez [dans années 1920] en voulant mener de front l’activité intérieure (surréaliste) et l’activité extérieure (politique) aient eu pour effet de paralyser vos moyens d’expression…

Non. Peut-être au contraire. L’époque comprise entre 1926 et 1929 apporte une floraison d’œuvres surréalistes qui est souvent considérée comme la plus éclatante. Aragon publie Le Paysan de Paris et Traité du style, Artaud Le Pèse-nerfs, Crevel L’Esprit contre la raison, Desnos Deuil pour deuil et La Liberté ou l’amour !, Éluard Capitale de la douleur et L’Amour la Poésie, Ernst La Femme 100 têtes, Péret Le Grand Jeu, moi-même Nadja, Le Surréalisme et la peinture. C’est aussi, du point de vue surréaliste, une des époques les plus saillantes sur le plan plastique, parce qu’une de celles où l’invention a la plus grande part chez Arp, Ernst, Masson, Miró, Man Ray, Tanguy, – de son côté Picasso y opère une très sensible évolution vers nous.

Pensez-vous, Monsieur Breton, que dans un climat plus favorable, il eût été possible au groupe surréaliste de s’engager plus avant dans l’action politique ?

Quand bien même nous aurions décidé de mettre tous les moyens qui pouvaient être les nôtres au service de l’action politique – nous disions alors, sans arrière-pensée : de l’action révolutionnaire – je pense que nous ne l’aurions pas pu, que nous aurions été repris tôt ou tard par la sollicitation surréaliste qui – ces œuvres l’attestent suffisamment – s’est montrée à cette époque extrêmement vive et était, sans doute, de nature irrépressible. Soit que nous fussions encore très jeunes et que l’activité de jeu fût loin d’être réprimée en nous, soit qu’il ne nous appartînt pas de nous détourner des horizons dont nous avions préalablement subi l’attrait, malgré nous nous n’étions prêts à donner à une activité rationaliste et disciplinée qu’une part de notre esprit. Le goût de l’aventure en tous les domaines était très loin de nous avoir quittés, je parle de l’aventure dans le langage aussi bien que de l’aventure dans la rue ou dans le rêve. Des ouvrages comme Le Paysan de Paris et Nadja rendent assez bien compte de ce climat mental où le goût d’errer est porté à ses extrêmes limites. Une quête ininterrompue s’y donne libre cours : il s’agit de voir, de révéler ce qui se cache sous les apparences. La rencontre imprévue qui tend toujours, explicitement ou non, à prendre les traits d’une femme, marque la culmination de cette quête.

Pouvez-vous nous préciser l’origine de ce goût du hasard, de cette attente, de cette poursuite de l’imprévu sous toutes ses formes qui marque un moment de l’histoire du mouvement surréaliste ?

Cette attitude, de la part de plusieurs d’entre nous, a préexisté à la naissance du mouvement surréaliste. Elle s’exprime déjà dans une « pièce » écrite en collaboration par Soupault et moi : S’il vous plaît, jouée par nous au théâtre de l’Œuvre lors d’une manifestation Dada et publiée en 1920 dans Littérature. Le héros de cette pièce, Monsieur Létoile, se livre suffisamment sur ce point : « Il m’arrive, dit-il, de faire les cent pas pendant des heures entre deux numéros de maisons ou quatre arbres d’un square. Les promeneurs sourient de mon impatience, mais je n’attends personne. » Positivement, il est bien vrai qu’il n’attend personne puisqu’il n’a pris aucun rendez-vous, mais, du fait même qu’il adopte cette posture ultra-réceptive, c’est qu’il compte bien par là aider le hasard, comment dire, se mettre en état de grâce avec le hasard, de manière à ce que se passe quelque chose, à ce que survienne quelqu’un. Dans Littérature, au début de 1922, nous rendons compte, Aragon et moi, de la rencontre très fugitive que le même soir nous avons faite séparément d’une jeune femme dont l’allure nous a paru des plus singulières et de nos vains efforts pour la retrouver. Le titre sous lequel paraît ce texte « l’Esprit nouveau » (il est reproduit dans Les Pas perdus) indique assez le genre d’importance que nous lui accordons. On est là sur la piste, ou plutôt à l’affût, de ce « hasard objectif », selon les termes de Hegel, dont je ne cesserai d’épier les manifestations, non seulement dans Nadja, mais plus tard dans Les Vases communicants et L’Amour fou. […]

Il semble que vous prêtiez, au moins dans l’état actuel des connaissances, une sorte de vertu magique à la rencontre. Est-ce qu’un ouvrage comme Nadja ne constitue pas, à cet égard, la meilleure illustration de votre pensée ?

Une sorte de vertu magique, oui, d’autant que pour moi le plus haut période que pouvait atteindre cette idée de rencontre et la chance de son accomplissement suprême résidait, naturellement, dans l’amour. Il n’était même pas de révélation sur un autre plan qui pût tenir à côté de lui. Peut-être était-ce lui et lui seul, parfois sous un déguisement, qui était l’objet de cette quête dont je parlais. Il me semble, en effet, qu’un ouvrage comme Nadja est pour l’établir clairement. L’héroïne de ce livre dispose de tous les moyens voulus, on peut vraiment dire qu’elle est faite pour centrer sur elle tout l’appétit de merveilleux. Et pourtant, toutes les séductions qu’elle exerce sur moi restent d’ordre intellectuel, ne se résolvent pas en amour. C’est une magicienne, dont tous les prestiges jetés dans la balance pèseront peu en regard de l’amour pur et simple qu’une femme comme celle qu’on voit passer à la fin du livre peut m’inspirer. Il se peut, d’ailleurs, que les prestiges dont s’entoure Nadja constituent la revanche de l’esprit sur la défaite du cœur. On a assisté à quelque chose d’analogue dans le cas du fameux médium Hélène Smith, dont les merveilleuses pérégrinations de planète en planète, consignées dans Des Indes à la planète Mars et dans Nouvelles observations sur un cas de somnambulisme, semblent avoir pour objet de concentrer sur elle seule, coûte que coûte, l’attention de Théodore Flournoy, qui l’observait et dont elle n’avait pu se faire aimer.

André Breton. Entretiens (1913-1952), Gallimard, 1973 (« Idées »), p. 138-142.

 

Lectures

Nadja par René Daumal, novembre 1928

« Si ces trois préoccupations [la poésie, l’amour et la révolte] ne procèdent pas en vous d’une même source je ne vous crois pas sincère. Ces soucis seront un luxe de civilisé, et relèveront de la même critique que j’adressais à la «délectation morose» ; si vous écrivez, cela peut par exemple vous mener au roman psychologique dont Nadja contient une critique qui n’est pas d’une petite importance dans le livre. La possibilité d’une œuvre comme Nadja est en effet fondée sur cette critique. Au lieu de s’abandonner aux continuels déguisements, au jeu incessant du romancier qui se rêve et s’aime lui-même, par une sorte de narcissisme, en des personnages dépourvus de tout caractère de nécessité, Breton se raconte simplement lui-même. J’emploie à dessein cette dernière expression, à cause précisément des affolantes confusions dans lesquelles elle jette, et qu’il faut vaincre : Breton se raconte ; qui est raconté ? qui est Breton ? où est l’auteur ? Voilà le point critique où j’aime à me tenir et où je voudrais amener quelques hommes.

Ceux que ces questions troublent en sont restés à une bien étroite conception de la personnalité. André Breton ne s’exprime pas – quel «moi» choisirait-il d’exprimer ? –, ne s’exploite pas, il se livre ; et se délivre, car en se livrant il brise la barrière illusoire qui sépare son esprit du monde, il participe directement à l’universel. C’est pourquoi Nadja est nécessaire, comme un phénomène naturel. C’est pourquoi cette révélation, ce coup de foudre ou de talon ne pouvait pas ne pas retentir à la dernière page, ce cri tout à coup irrésistible : «La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas.» »

René Daumal, L’Évidence de l’absurde, Gallimard, 1972, p. 183-184.


Nadja par Maurice Blanchot, avril 1967

« Quand nous évoquons Nadja, Les Vases communicants, L’Amour fou, écrits certes par André Breton et à partir de lui-même, mais sous cette réserve que le surréalisme s’y interpose et s’y annonce constamment comme un danger impossible à soutenir seul, on découvre aussitôt de quels changements ils sont le lieu. En refusant le genre romanesque, coupable d’inventer sans invention d’une part, d’autre part en refusant tous les autres genres coupables de ne pas inventer sans dire vrai, ce n’est pas à une préoccupation esthétique qu’André Breton veut répondre, c’est une mutation bien plus décisive qu’il a en vue. Nadja est en ce sens la grande aventure dont nous sommes loin d’avoir considéré tout ce qu’elle nous demande, tout ce qu’elle nous promet.

Il y a d’abord cette difficulté : le texte (appelons-le récit) est de l’ordre de la constatation. Ce qui s’y passe s’est effectivement passé. Quelque chose a lieu qui a eu lieu dans un temps parfois précisé par une date (comme on arrache une feuille à un calendrier) et dans des endroits que les photographies rendent présents (en les soustrayant à la fluctuation verbale). Le récit exclut la fiction, il fait partie de ces livres qu’on laisse battant comme des portes et desquels on n’a pas à chercher la clef. Par conséquent,  tout est simple : l’auteur nous donne à connaître un moment particulièrement important de sa vie, ce qui veut dire que l’important serait l’événement réel dont le livre est l’évocation «poétique». Peut-être André Breton, par simplicité et cette merveilleuse transparence qui était à certains moments son privilège, eût-il accepté une telle version des choses. Cependant, même l’acceptant, il n’y aurait pas consenti, et le livre encore moins. Nous disons : un  événement réel, mais de quelle sorte ? tel qu’il puisse, ayant été vécu et continuant à l’être, trouver seulement son lieu dans l’espace ouvert par le mouvement d’écrire (un livre, un simple livre, dira-t-on : oui, mais qui ne soit ni de fiction ni d’information ; donc, déjà à ce point de vue, un livre autre, absent). Cet événement, c’est la rencontre. La rencontre de Nadja, c’est la rencontre de la rencontre, la rencontre redoublée. Naturellement, Nadja est vraie ou, pour mieux dire, elle n’est pas vraie, elle se tient à l’écart de toute vérité interprétable, elle ne signifie que la particularité insignifiante de sa présence et cette présence est de rencontre : apportée par le hasard, reprise par le hasard, dangereuse et fascinante comme lui et finalement se dissipant en elle-même, dans l’effrayant entre-deux ouvert par l’aléa entre raison et déraison.

Mais la rencontre qui a nécessairement lieu dans la continuité du monde est précisément ainsi donnée qu’elle rompt cette continuité et s’affirme comme interruption, intervalle, arrêt ou ouverture. Réelle, voici cette jeune femme sans nom, très pauvrement vêtue, qui va la tête haute, si frêle qu’elle se pose à peine en marchant, et le présent de la description n’est pas là pour la représenter, mais pour accuser d’une manière incisive « l’entrée en scène » de la présence, c’est-à-dire de ce qui est simplement là, sans justification et sans preuve, et à partir de quoi la condition des choses réelles et présentes sera définitivement ou momentanément changée. Comme si la rencontre – le hasard, celui de Nietzsche, celui de Mallarmé, soit le hiatus entre plusieurs niveaux de réalité, plusieurs systèmes de détermination, entre le dehors et le dedans, entre divers champs de connaissance, soit l’impossible retour à l’unité et la manifestation paradoxalement unique de la différence (donnée d’un coup et en un moment, en un lieu) – ouvrait dans le monde de l’avènement une distance sans terme où ce qui arrive d’une manière abrupte et comme de foudre (dirait Mallarmé), est l’inarrivée même. Or, cette inarrivée de la rencontre, ce nœud d’espace impossible à dénouer et d’autant plus que son noyau est le vide, cet espacement qui rend intercalaire tout ce qui prétend le remplir, est l’espace où l’écriture maintient, déploie et replie la différence – la pluralité essentielle – qui lui a été confiée et en quelque sorte consciemment par le surréalisme. Si bien (ou si mal) que la rencontre de Nadja, rencontre réelle d’une fille réelle, réellement vouée à l’irréalité de ce qu’on nomme folie, est comme par avance, dans le brillant d’un destin ravageur, destinée à l’exigence d’écrire et que ce moment merveilleux de vie – coup de dés qu’on ne réussira pas deux fois – est joué, et fatalement perdu, dans un récit préliminaire dont le maître de jeu n’est – il le sait bien – nullement André Breton qui fut là comme l’appât du piège, le piège tendu où il faillit se prendre lui-même. »

Maurice Blanchot, « Le demain joueur », L’Entretien infini, Gallimard, 1969, p. 606-608.
© Éditions Gallimard
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André Breton, Paul Éluard, Benjamin Péret et Tristan Tzara, 1922. Chancellerie des universités de Paris – Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet. Photo Francesca Mantovani, Gallimard.
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