Histoire d'un catalogue

Les lettres argentines à la NRF

Les lettres argentines à la NRF

Les affinités littéraires franco-argentines s'exprimèrent dès l'entre-deux guerres à la NRF. La grande proximité de Victoria Ocampo — fondatrice de la revue argentine Sur et des éditions du même nom —, avec des auteurs français comme Pierre Drieu la Rochelle, Jules Supervielle, Henri Michaux et Roger Caillois y est pour beaucoup, de même que l’intercession de lecteurs comme Valery Larbaud, Hector Bianciotti, Ugné Karvelis ou Juan Goytisolo... De sorte que, éditeur français de Ricardo Güiraldes, Jorge Luis Borges et Julio Cortázar, Gallimard sera l’un des relais privilégiés de l’audience universelle de la littérature argentine.

Un siècle d’amitié franco-argentine

Figure d’une nouvelle bohème littéraire cosmopolite et voyageuse, Valery Larbaud est le premier auteur à attirer l’attention des lecteurs de La NRF sur les littératures hispano-américaines et notamment sur le groupe de Proa. Il y présente en juillet 1920 les œuvres de son grand ami, le romancier et poète argentin Ricardo Güiraldes, « élevé à l’école de Rimbaud, et sorti de cette nouvelle Alexandrie que fut le Paris de 1870-1900 ». Don Segundo Sombra est publié par la Librairie Gallimard à titre posthume en 1932. De l’œuvre et de son auteur, Denis Saurat écrira dans la revue en mai 1934 : « On ne peut qu’être frappé de la ressemblance entre l’état d’esprit de Güiraldes et celui de Chamson, de Malraux, et même, un peu plus loin pourtant, celui de Giono ou de Montherlant. Don Segundo Sombra vient s’enchâsser admirablement dans notre littérature récente […]. Il nous paraît une épopée de la responsabilité personnelle, à un moment où c’est justement le problème qui nous préoccupe le plus. »

En 1932, le poète Jules Supervielle, originaire d’Uruguay, signale dans La NRF la création de Sur, où s’entrecroisent déjà les œuvres françaises et argentines. Victoria Ocampo y accueille ses amis Pierre Drieu la Rochelle et Henri Michaux — lequel fait publier en 1939 le premier texte de Jorge Luis Borges en France dans la revue Mesures. Les Éditions Sur publient de leur côté La Condition humaine d’André Malraux et de Retour de l’URSS d’André Gide.

L’éditrice argentine entretient également des relations amicales avec Paul Valéry rencontré à Paris à l’occasion d’un déjeuner avec Ortega y Gasset et Drieu la Rochelle en février 1929. Il lui fera part de son désarroi le 2 septembre 1939, jour de la déclaration de la guerre : « L’Europe veut périr. Vous recueillerez les restes d’une civilisation qui cède aux barbares et à un fou… Quoi qu’il arrive, je vous prie de faire en Argentine tout ce que vous pourrez pour notre cause, qui est la vôtre, qui est celle de l’esprit libre et des créations désintéressées. »

Victoria Ocampo répondra à cet appel, présidant notamment le Comité de Solidarité avec les écrivains français. « Nous autres, Américains des deux Amériques, nous ne pouvons hésiter sur le choix du vainqueur sans abjuration totale. […] Quelles que soient les imperfections ou les erreurs d’une Angleterre, d’une France, leur cause est aujourd’hui plus que jamais la nôtre », écrit-elle dans un article de Sur repris dans La NRF de février 1940.

Sa liaison avec Roger Caillois ouvre pendant la guerre une nouvelle époque de la fraternité littéraire franco-argentine. Venu à Buenos Aires en 1939, le jeune critique de La NRF y fonde et anime les Lettres françaises, cahiers trimestriels de littérature française de Sur accueillant des écrivains de la France libre. Il rencontrera, par l’intermédiaire de son amie, les écrivains sud-américains majeurs.

De retour à Paris en 1945, Roger Caillois convainc aussitôt Gaston Gallimard de créer une collection de littérature sud-américaine. « Je vais sans doute diriger à la NRF une collection d’auteurs sud-américains (je m’étais promis de faire cela pour l’Argentine). […] Je voudrais comme numéro 1 de la collection les Ficciónes de Borges », écrit-il à Victoria Ocampo en octobre 1945. C’est ainsi que Fictions paraît dans « La Croix du Sud » en 1951.

Borges confiera l’ensemble de ses œuvres à Gallimard jusqu’à sa consécration universelle. Quand on lui avait annoncé que Claude Gallimard envisageait d’accueillir ses œuvres dans la « Bibliothèque de la Pléiade », l’auteur de Labyrinthes et de L’Aleph avait demandé : « C’est mieux que le Nobel, non ? »

Installé en France depuis 1951, Julio Cortázar rejoint Borges à la NRF en 1963 en publiant Les Armes secrètes. Avec ses récits fantastiques, il est l’un des représentants du « grand boom latino-américain » qui marque l’édition européenne des années 1960 à 1980. Très proche de Claude Gallimard, il joue un rôle important d’intercesseur pour des auteurs argentins encore peu connus en France : « Si je me permets de vous envoyer ces lignes, c’est poussé par un double sentiment de devoir : et vis-à-vis d’un écrivain que je tiens en très haute estime et vis-à-vis de vous, mon éditeur, et de votre maison pour laquelle j’ai autant d’admiration que d’estime », écrit-il à Claude Gallimard à propos de Néstor Sanchez le 30 novembre 1972.

Au sein des Éditions, Hector Bianciotti, Juan Goytisolo, Ugné Karvelis puis Gustavo Guerrero contribueront à enrichir le fonds argentin de Gallimard, avec Eduardo Mallea, Ernesto Sabato, Manuel Puig  Silvia Baron Supervielle, Juan Gelman, Ricardo Piglia ou, plus récemment, Samantha Schweblin, Herman Ronsino, Maria Gainza, Daniel Guebel et Federico Falco.

Les auteurs argentins chez Gallimard

 

Victoria Ocampo et Roger Caillois, une rencontre décisive

L’écrivaine, critique et mécène argentine Victoria Ocampo est présentée à Roger Caillois en 1939 par Jules Supervielle, au cours d’un dîner à Paris auquel participe aussi le directeur de La NRF, Jean Paulhan. Elle invitera bientôt le jeune homme à donner des conférences en Argentine. Surpris dans ce pays par la déclaration de guerre en septembre 1939, Roger Caillois y vivra près de six ans. Leur rencontre fut décisive pour la reconnaissance mutuelle des milieux littéraires et éditoriaux français et argentins. Très proche des foyers de création littéraire français, Victoria Ocampo œuvra à la diffusion des auteurs européens en Argentine, les accueillant dans les sommaires de Sur et publiant les Lettres françaises de Buenos Aires durant la guerre. Roger Caillois, comme une naturelle contrepartie, fut à son tour l’un des principaux promoteurs des lettres argentines en France, en créant la collection « La Croix du Sud » chez Gallimard.

Roger Caillois et Victoria Ocampo, par Hector Bianciotti

Lecteur puis membre du Comité de lecture rue Sébastien-Bottin pendant de longues années, Hector Bianciotti, d’origine italo-argentine, a eu une influence considérable sur les publications latino-américaines au sein des Éditions Gallimard. Auteur d’expression espagnole puis française, il y a lui-même publié des romans, des nouvelles, ainsi qu’une pièce de théâtre et un recueil réunissant une sélection d’articles critiques écrits sur près d’une trentaine années.

« On ne présente pas Roger Caillois, l’un des esprits les plus subtils, les plus indépendants et, peut-être, le plus original de son époque, si l’on convient que l’obsession majeure de l’ancien surréaliste devenu académicien — promoteur des sciences parallèles, poète des pierres, spécialiste des mœurs des insectes, des rêves… — aura été de mettre en lumière la cohérence de tous les éléments qui composent, en nombre fini, l’univers, et qui se répètent, se recoupent, se chevauchent, se font obligatoirement des signes et se répondent, ce qui, à ses yeux, permet la poésie, qui est la science des pléonasmes et des redondances.

[…] C’est en février 1939 que Victoria Ocampo, qui connaissait le Collège [de sociologie fondé par Caillois] car elle s’y était rendue pour y entendre Bataille, rencontra Roger Caillois. 

Victoria Ocampo ? Si l’on considère, avec Vialatte, que la civilisation est le fait d’amateurs supérieurs, l’Impératrice de la pampa, comme l’appelait son ami André Malraux, en est un au sens le plus noble du terme. Née en 1890, au sein d’une famille dont l’histoire se confond avec le passé de l’Argentine, elle était fière de son pays et regrettait qu’il ne fût pas mieux connu, et que ses écrivains et artistes fussent carrément ignorés. Aussi, ne sachant agir que par passion et aimant par-dessus tout la littérature, elle se mit à son service — elle, avec sa fortune, qui était immense, mais pas inépuisable. Dans les années 1970, lors d’un séjour à Paris, elle se trouvera contrainte de vendre — pour se procurer de l’argent de poche, dira-t-elle — la partition originale de Perséphone que Stravinski avait offerte à celle qui en avait été à maintes reprises la récitante, quand le compositeur dirigeait l’orchestre. Mais elle n’avait pu honorer l’invitation de son ami, en 1951, à Turin, puisque le gouvernement de Perón et de la Peronnelle, ainsi que Victoria appelait la madone des sans-chemise, lui avait interdit de quitter le pays. Arrêtée quelques mois plus tard et jetée en prison pour activités terroristes ( !), elle ne recouvra sa liberté que grâce à un comité international d’écrivains et d’hommes politiques, parmi lesquels Mauriac, Paulhan, Camus, Huxley, Nehru.

Lorsque Victoria rencontre le jeune Roger Caillois, elle, de vingt-trois ans son aînée, est devenue une sorte d’ambassadrice itinérante de la culture, une figure capitale des lettres : sous l’impulsion d’Eduardo Mallea et de Waldo Frank, elle a fondé la revue Sur qui, pendant plus de trente ans, allait représenter, comme seules le firent La NRF et la Revista de Occidente d’Ortega y Gasset, le lieu par excellence de la création et de la découverte littéraires. Pas seulement pour l’Argentine : toute l’Amérique du Sud en a bénéficié, sans oublier les écrivains européens que Victoria a fait traduire et, souvent, publier, ayant créé à cet effet une maison d’édition. En outre, elle conseillait d’autres éditeurs : Virginia Woolf et Faulkner traduits par Borges ; Michaux, Malraux, Aldous Huxley, ses amis intimes, ainsi que Valéry, Lacan — qu’elle a connu en 1930, détestant Valéry et écrivant des poèmes valéryens… — et Saint-John Perse, Étiemble, Maritain, Gropius, Jung, Drieu la Rochelle, enfin, qui fut son amant. Drieu qu’elle essaya en vain de convaincre qu’il s’égarait politiquement. Drieu qu’elle tenta de sauver et qui, à la veille de son suicide, lui aurait donné raison, dans une lettre qu’il lui fit parvenir à Londres, au Savoy, où elle avait ses habitudes. Drieu dont elle brossait le portrait en définissant son œuvre en peu de mots, ne serait-ce qu’en rappelant que tout lui échappait des mains à table, la fourchette, le verre, la serviette… comme le dernier chapitre de ses romans.

Caillois a observé que, fort intelligente, mais aussi peu intellectuelle que possible, Victoria s’intéressait plus à l’auteur, à l’être humain, qu’à ses livres : L’œuvre l’y conduit et ne sert qu’à l’y amener. Elle y cherche la manifestation d’une conscience accréditée. Il est vrai que, pour elle, le bonheur ne pouvait venir que d’une attitude morale sans faille. »

Hector Bianciotti, Une passion en toute lettre, Gallimard, 2001.

 

Autour de Sur et des «Lettres françaises» : correspondances d’Argentine

Lettre de Roger Caillois à Jean Paulhan

[Buenos Aires,] 21 octobre 1939

Cher ami,
Voici un article [« Naturaleza del hitlerismo » (Nature de l’hitlérisme)] qui est comme la déclaration du C[ollège de] S[ociologie] sur la guerre actuelle : vous y trouverez le même point de vue, la même veine. Je l’envoie aussi à Bataille, mais je ne sais s’il aura son adhésion, car il ne contient pas cette fois, et pour cause, le moindre aspect paroxystique.
Ici, à l’ambassade, ils se sont précipités sur cette étude comme la pauvreté sur le monde. Elle sera sans doute éditée en brochure (en espagnol) et abondamment distribuée en Amérique du Sud à tous ceux que la propagande française a intérêt à toucher. J’en suis d’autant plus heureux que je craignais un peu qu’un point de vue si exclusivement clinique (au-dessus de la mêlée 1939, mais y prenant néanmoins parti, et sans réticences) déplaise aux autorités françaises. Pouvez-vous y faire une place dans La NRF ? J’en serais content à divers titres. En tout cas, lisez-la attentivement et envoyez-moi votre avis. Elle sera publiée prochainement en espagnol dans Sur. Victoria Ocampo prépare en effet un numéro spécial sur la guerre. Elle-même a écrit une très belle chose, qui finit surtout par 3 ou 4 pages du ton et de la qualité de la lettre de Thomas Mann au Recteur de Bonn. J’ai réuni pour ce numéro une partie française : elle comprend en plus de mon article, celui d’un de mes amis actuellement mobilisé (Jean Cazaux) sur la psychose de guerre en France, et celui que Petitjean a publié dans Europe (sa conférence). […]
J’ai eu par la Nacion des nouvelles d’à peu près tous nos amis. Mais que cela ne vous dispense pas de m’en donner. Pour moi, je ne suis pas encore fixé sur mon sort. Je dois passer un conseil de révision ici même. On a beau me dire que je serai plus utile ici que là-bas, cela ne me sourit guère de rester. Ma santé est meilleure que quand j’ai été exempté, il y a 3 ou 4 ans.
J’ai vu Supervielle à Montevideo, quand j’y suis allé faire une conférence. Il paraissait bien fatigué. J’espère que c’est passager. Pas de nouvelles de Michaux, bien que Victoria Ocampo l’ait invité ici. Il paraît songer à rester au Brésil. Aucun signe de vie non plus de Bernanos. Mais peut-être vous a-t-il fait signe à vous ? […]
R. Caillois

Roger Caillois, Jean Paulhan, Correspondance, 1934-1967 , Gallimard, 1991 (« Cahiers Jean Paulhan »).

 

Lettre de Roger Caillois à Saint-John Perse

Buenos Aires, 4 juin 1942

Cher Monsieur,
Je vous remercie de votre autorisation de publier dans la revue et sur plaquette Exil. Je ne retire pas beaucoup de satisfactions de Lettres françaises : sans public de langue française, c’est un peu semer dans le fleuve. Ce sont les Argentins cultivés qui lisent les textes que je publie. Aussi ce fut pour moi une grande joie, et pour quelques amis, que vous consentiez à cette double publication. C’était en tout cas le meilleur encouragement pour les efforts un peu ingrats. […]
Votre Exil a déjà sa juste répercussion : Victoria Ocampo vient d’écrire une très belle préface à une matinée de poésie française contemporaine : elle le cite.
Pour moi, je m’assimile le poème avec lenteur. Je n’ose encore vous en parler. Il contient les mêmes lointains, le même dégagement extrême que les autres, et avec plus d’humanité. Des rythmes moins divers, peut-être sous la même monotonie solennelle. Je vous remercie toujours davantage de me l’avoir fait parvenir et je regarde comme une récompense l’honneur tout secret de le publier.
Croyez-moi votre très attentivement dévoué.
R. Caillois

Roger Caillois, Saint-John Perse, Correspondance, 1942-1975 , Gallimard, 1996 (« Les Cahiers de la NRF »).

 

« La Croix du Sud »  de Roger Caillois 

De retour d’Argentine, Roger Caillois lance en 1951, vingt ans après la publication du Don Segundo Sombra de Ricardo Güiraldes, « La Croix du Sud », collection d’ouvrages ibéro-américains qui propulse ces auteurs sur la scène internationale, à l’instar de Borges avec Fictions. La langue espagnole renforce sa présence dans le catalogue de Gallimard avec la découverte d’une littérature novatrice en Espagne et surtout en Amérique latine. 

Prière d’insérer pour « La Croix du Sud » [1952]

Dès le XVIIIe siècle, la littérature anglaise a été connue du public français. Le romantisme a révélé l’allemande. Dans les dernières années du XIXe siècle, la littérature russe fut traduite à son tour ; et tout récemment, avec le succès que l’on sait, celle de l’Amérique du Nord. 
Un domaine riche et étendu reste — inexplicablement — presque inconnu : celui de l’Amérique espagnole et portugaise, qui s’étend sur deux hémisphères du Mexique à la Terre de Feu.
Ces littératures, à la suite des peuples dont elles sont l’expression parfois brutale et parfois raffinée, se sont affranchies sinon tout à fait de l’influence, du moins de la domination européenne. Elles ont, elles aussi, conquis leur indépendance. Elles possèdent une physionomie originale et reconnaissable, image de pays aux multiples contrastes où s’affrontent, souvent avec plus d’acuité qu’ailleurs, l’héritage du passé, qu’il soit indien ou colonial, et les transformations récentes, issues des nécessités de la civilisation industrielle.
Dans la collection « La Croix du Sud » prendront place les œuvres les plus diverses ; chefs d’œuvre littéraires d’abord, il va de soi, mais aussi des ouvrages  critiques ou sociologiques — dont certains sont déjà classiques — les mieux faits pour rendre compte de la formation, et du mode de développement des groupes humains et des valeurs humaines dans un continent encore neuf, à peine dominé, où la lutte avec l’espace et avec la nature demeure sévère, — qui possède un style de vie particulier, et auquel d’inépuisables ressources permettent un rôle de premier plan dans l’histoire prochaine.

Tous les titres de la collection

 

Lectures

Ricardo Güiraldes par Valery Larbaud, 1920

« Ricardo Güiraldes est un des premiers, et peut-être le premier, parmi les poètes de la plus récente génération littéraire de la République Argentine. Après un recueil de nouvelles très remarquables, il a donné un recueil de poèmes, El Cencerro de Cristal (Buenos-Ayres, 1916), qui doit être cher à tous ceux qui aiment à voir ce que devient, sous l’influence des grands maîtres français de la génération qui nous a précédés, la poésie de langue castillane. Mais dans El Cencerro de Cristal, il y a mieux que des influences ; il y a une personnalité nettement marquée. Il faut citer, et citer dans la langue originale, car c’est une espèce de poésie si délicate, et qui tire tant d’effets des sons, que sa beauté risque de s’effacer sous les gros doigts du traducteur. Voici un poème, de 1914, intitulé Quietud :

  Tarde, tarde,
  Cae la tarde.
  Larga, larga,
  Se aletarga
  En derrumbe silencioso
  Como mirada en un pozo.

[…] Vais-je parler de Rimbaud (Départ dans l’affection et le bruit neufs) de Jules Laforgue, de Whitman ? Cela me semble inutile : et plutôt que de me demander d’où vient cette poésie, j’aime mieux la considérer en elle-même, la goûter en elle-même, attentivement, scrupuleusement, comme j’ai scrupuleusement reproduit sa ponctuation. Il me semble y découvrir, surtout, une qualité qui ne lui vient que de son auteur : une saveur américaine, et plus spécialement argentine.

La plaine est perdue dans sa propre immensité

(Solo, poème daté de 1914) Voilà un de ces vers qui n’ont pas de sources définies, et qui sont d’un grand poète, d’un poète qui a rejoint Gongora, mais sans y songer et par la seule vertu de son inspiration la plus intime. Qui sait si ce poète subtil, délicat, ultra-décadent, élevé à l’école de Rimbaud, et sorti de cette nouvelle Alexandrie que fut le Paris de 1870-1900, ne sera pas un jour considéré comme un des grands poètes nationaux de la grande république hispano-américaine ? »

Valery Larbaud, « Poètes espagnols et hispano-américains contemporains », La NRF, juillet 1920.

 

La revue Sur, par Jules Supervielle, 1932

« L’hémisphère sud n’aurait-il pas voulu nous montrer — il y a réussi — que les océans ne l’occupaient pas dans son entier et qu’il y avait place là-bas pour une solide et grande revue ?… En voici une, Sur, publiée sous la direction de Mme Victoria Ocampo qui se dit « prisonnière du français » et dont les articles sont traduits de notre langue.

À Buenos-Aires, nous confie-t-elle, j’ai joué en français, j’ai prié en français. Je lisais à l’estancia Poë traduit par Baudelaire. La Chute de la maison Usher est restée pour moi pleine du mugissement des vaches et du bêlement des moutons.

Les trois numéros de Sur déjà parus contiennent d’importants articles d’écrivains d’Europe et d’Amérique tels que Waldo Frank, Alfonso Reyes, Huxley, Drieu la Rochelle, Eugenio d’Ors, Keyserling. Nous y notons aussi des poèmes d’Henry Michaux qui supportent fort bien la traduction.

Avec plusieurs études intéressant l’histoire littéraire de l’Amérique latine, Sur donne une lettre de Güiraldes datée de 1926 et adressée à Larbaud. L’auteur de Don Segundo se réfère au jeune héros de son livre : Vous verrez, dit-il, que le premier gaucho qui prête son aide au fils Caceres a le même prénom que vous. Et ce n’est pas sans intention. Ce n’est pas non plus une coïncidence si le nom de Lares porte l’initiale de Larbaud. Güiraldes a-t-il songé à la limpidité du récit chère à l’auteur de Fermina Marquez et dont on pourrait trouver l’équivalent dans Don Segundo Sombra ?

Borges met en relief le caractère romanesque du poème Martin Fierro qu’il rapproche curieusement de quelques ouvrages tels que Hackleberry Finn de Mark Twain. À signaler aussi des notes de Gropius, Guillermo de Torre, Henriquez Urena, Erro. »

Jules Supervielle, « Revue des revues : Sur », La NRF, avril 1932

 

Labyrinthes de Jorge Luis Borges, par Roger Caillois, 1953

« Les quatre contes qui suivent sont tirés du dernier recueil de fictions » de J. L. Borges El Aleph. Ils ne se ressemblent guère. Toutefois, ils me semblent participer d’une inspiration commune qui m’a paru justifier de les réunir et de leur donner le titre de Labyrinthes. Les uns compliquent, les autres amenuisent à l’extrême les jeux de miroirs où se complaît l’auteur. Le thème du labyrinthe n’y est pas toujours explicitement évoqué. En revanche, plusieurs autres contes du même recueil, que pourtant je n’ai pas cru devoir retenir, se passent dans des labyrinthes, mais ceux-ci ne sont que des décors, c’est-à-dire des labyrinthes réels, où s’égare cette fois le corps, non la pensée du héros. Au contraire, les présents récits placent dans des symétries abstraites presque vertigineuses, des images à la fois antinomiques et interchangeables de la mort et de l’immortalité, de la barbarie et de la civilisation, du Tout et de la partie.
Par là, ils illustrent la préoccupation essentielle d’un écrivain obsédé par les rapports du fini et de l’infini. Les divers problèmes qu’ils posent l’ont conduit notamment à se représenter de manière très ingénieuse, très variée, très parlante, la scandaleuse nécessité du Retour Éternel, à cheminer par des enchaînements de causes et d’effets qui se divisent et se ramifient sans cesse pour le passé comme pour l’avenir, à compter des possibles qui ne sont pas inépuisables en théorie, mais dont le dénombrement complet serait pratiquement illimité, et dont la multitude même annule les différences. Ces couloirs qui bifurquent et qui ne mènent à rien qu’à des salles identiques aux premières et d’où rayonnent des couloirs homologues, ces répétitions oiseuses, ces duplications épuisantes enferment l’auteur dans un labyrinthe qu’il identifie volontiers avec l’univers. Où que l’homme se tienne, lui semble-t-il, il se trouve toujours au centre d’indiscernables reflets, d’inextricables correspondances ; à perte de vue, de conscience, ce sont géminations et scissiparités, harmoniques et allitérations : premiers termes de séries impérieuses et vaines, absurdes, désespérantes, annulaires peut-être.

Rien ne sert de s’efforcer si loin qu’il s’aventure, l’homme demeure toujours aussi éloigné de l’impensable issue. Dans un labyrinthe, tout se répète ou paraît se répéter : corridors, carrefours et chambres. L’esprit supérieur qui le conçoit — philosophe ou mathématicien — le connaît fini. Mais l’errant qui en cherche inutilement la sortie l’éprouve infini, comme le temps, l’espace, la causalité. Au moins, il lui est impossible de trancher, dans un sens ou dans l’autre. Une expérience trop courte lui fait supposer unique ce qui est infiniment répété ou tenir pour infiniment répété ce qui ne saurait exister deux fois absolument semblable à soi-même. Il regarde l’Odyssée comme un chef-d’œuvre inimitable, comme une réussite inégalée. En même temps, se remémorant les arguments de Borel, de Poincaré, la fable des singes dacylographes, il doit admettre avec le héros de L’Immortel qu› aussitôt accordé un délai infini, avec des circonstances et des changements infinis, l’impossible était de ne pas composer, au moins une fois, l’Odyssée.

Le labyrinthe fournit ainsi le constant et naturel symbole de l’intuition fondamentale qui fait l’unité des quatre apologues contenus dans ce petit livre et de nombreux autres textes — prose ou vers — de Jorge Luis Borgès. Le lecteur la retrouvera aisément, tantôt à travers une fantaisie érudite, tantôt dans la parfaite nudité d’une confidence personnelle. »

Roger Caillois, « Avertissement du traducteur » de Labyrinthes de Jorge Luis Borges, Gallimard, 1953. Ces contes sont aujourd’hui disponibles dans le recueil  L’Aleph, paru dans « La Croix du Sud » en 1967 et repris dans « L’Imaginaire » en 1977.

 

Gîtes de Julio Cortázar, par Florence Delay, 1963

« Ces dix-sept contes de Cortázar qui s’échelonnent sur autant d’années ont en commun de dépister jusqu’à les déloger les animaux inquiétants dont est peuplé l’esprit. Phantasmes ou secrets ? Conscients ou inconscients ? Telles seraient peut-être les questions garde-fous qu’un lecteur serait en droit de se poser, si, une fois engagé dans ces routes périlleuses, il pouvait s’arrêter. Vain souhait ! Il ressemble plutôt à ce promeneur cher au pinceau de C.D. Friedrich qui, s’étant aventuré dans la nature sauvage, mi-ravi, mi-terrifié, contemple les précipices… sans cesser d’échanger ses impressions avec une compagne aussi effrayée que lui. Ils donnent, semble-t-il, l’image idéale d’une lecture de Cortázar qu’on devrait faire à deux ou à plusieurs, afin d’échanger aussi des impressions et aller plus loin dans cet au-delà ou cet en-deçà dans lequel il ne fait pas bon voyager seul. D’ailleurs, hors l’angoissante solitude à laquelle est soumis l’auteur de la Lettre à une amie en voyage (en proie à des nausées il vomit, de temps en temps, des petits lapins), c’est souvent à deux, à trois, à quatre personnages qu’advient l’étrange aventure. Prenons-en pour exemple ce frère et cette sœur dont on occupe, pièce par pièce, la demeure familiale qu’ils sont finalement contraints d’abandonner ; ces amis sincères dont un échange de lettres révèle la mortelle dissimulation ; ou, dans l’extraordinaire récit qui a pour titre Céphalée, ce groupe d’éleveurs de mancuspies emportés par la fièvre et victimes de moins en moins résistantes des égarements et vertiges qu’occasionnent les maux de tête.

D’une part, donc, prise de pouvoir de l’homme ou de l’enfant par des obsessions sous forme de tigre pour la jalousie, de mancuspies pour l’intérêt ou de lapins presque tous blancs ; de l’autre, prise de pouvoir par les lieux, lieux publics tels une salle de concert, un café, un cinéma, un autobus, dont la disposition même, obéissant aux lois de leurs fonctions respectives, entraîne des héros très peu particuliers dans ces délires que nous reconnaissons.
Julio Cortázar est-il vraiment un écrivain fantastique ? L’autre réalité qui, grâce aux manigances de l’art du conte, s’infiltre dans l’atmosphère de Gîtes, n’est pas magique en ce qu’elle est différente de celle que nous connaissons, mais bien au contraire en ce qu’elle est précisément celle que nous connaissons mais que nous sommes, nous, incapables de suivre, de juger et de pendre à des mots. Nous ne sommes jamais aussi rapides ou aussi lents que Julio Cortázar. Dans les six pages de N’accusez personne le martyre de l’homme emprisonné par son pull-over semble durer le temps du récit. Or c’est faux, car il se déclenche en nous un processus de frayeur qui précipite notre lecture et, sans avoir eu la possibilité de comprendre qu’il n’était rien décrit d’autre qu’une tentative de torture, nous nous rebellons, repartons en arrière, relisons depuis le début pour découvrir une faille, un mensonge, qui révèle que Cortázar fabule… enfin nous voilà naïvement en train de chercher la vérité, ce qui est le comble pour un lecteur de contes fantastiques !

Cette animation que provoque la lecture de Gîtes peut aller de la stupéfaction à des rires bizarres, impossibles à contrôler devant, par exemple, les contes dont les héros sont des enfants. Aussi calculateurs et graves que certains petits personnages de Salinger, ils n’ont cependant pas pour rien une goutte de sang espagnol dans les veines qui donne à leurs calculs une allure passionnée.

Une des raisons de la sympathie qu’on éprouve pour ces personnages est probablement due à ce que leurs histoires sont causées par leurs proches. Les traits du réel ou de l’imaginaire sont plus venimeux si ce sont mères, maîtresses ou amis, qui les décochent… Mais un charme constant tient éloigné et sauve de toute familiarité. Cortázar, en tant que personnage, peut être absent ou présent dans son œuvre, en  tant que poète il est toujours l’un et l’autre. »

Florence Delay, « Gîtes, traduit de l’espagnol par Laure Guille (Gallimard) », La NRF, juin-juillet 1968.
© Éditions Gallimard
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