L'Étranger d'Albert Camus
« Attention : ce sera un écrivain important », écrit André Malraux à propos d’Albert Camus. Journaliste à Alger républicain puis à Paris soir, Camus a déjà publié La Révolte dans les Asturies, L'Envers et l'Endroit et Noces quand il fait parvenir à Malraux, par l’intermédiaire de Pascal Pia, le manuscrit de L’Étranger en mai 1941. Vivement encouragé par André Malraux et Jean Paulhan, Gaston Gallimard publie le roman l’année suivante.
« Qu’un roman dont le sujet est à peu près : “M. est exécuté pour être allé au cinéma le lendemain de la mort de sa mère” soit vraisemblable, et, ce serait peu, passionnant, cela suffit. C’est un roman de grande classe qui commence comme Sartre et finit comme Ponson du Terrail. À prendre sans hésiter. » Jean Paulhan
« Terminé Sisyphe. Les trois Absurdes sont achevés », note Albert Camus dans ses Carnets à la date du 21 février 1941. Il s’agit des trois volets de la réflexion du jeune écrivain sur l’Absurde : un essai, Le Mythe de Sisyphe, une pièce de théâtre, Caligula et un roman, L’Étranger. Fruit d’une longue gestation, l’écriture du roman, initiée durant l’été 1939, s’est étendu de janvier au 1er mai 1940. Camus en confie la lecture au printemps 1941 à son ancien professeur de philosophie, Jean Grenier, et à son ami Pascal Pia. Si Jean Grenier fait part à Camus de quelques réserves (un certain manque d’unité, des phrases trop brèves et un style « tournant au procédé »), Pascal Pia est quant à lui « persuadé que, tôt ou tard, L’Étranger trouvera sa place, qui est une des premières ». Il transmet en mai 1941 une dactylographie de L’Étranger à André Malraux, qu’Albert Camus avait rencontré l’année précédente à Paris alors qu’il était journaliste à Paris soir.
Malraux, enthousiaste, donne quelques conseils à Camus, qui retravaillera son texte, et attire l’attention de Gaston Gallimard sur la qualité du roman et l’intérêt qu’il aurait à en lier la parution à celle du Mythe de Sisyphe : « L’essai et le roman, au fond, sont jumelés et il y aurait grand avantage à les publier ensemble. » Entre temps, Pascal Pia avait envoyé les textes dactylographiés de L’Étranger, du Mythe de Sisyphe et de Caligula à la NRF à l’attention de Jean Paulhan. La fiche de lecture que ce dernier consacre à L’Étranger en novembre 1941 s’achève en ces termes : « Qu’un roman dont le sujet est à peu près : “M. est exécuté pour être allé au cinéma le lendemain de la mort de sa mère” soit vraisemblable, et, ce serait peu, passionnant, cela suffit. C’est un roman de grande classe qui commence comme Sartre et finit comme Ponson du Terrail [auteur de Rocambole]. À prendre sans hésiter. » À Gaston Gallimard qui lui confirme son désir de publier le roman, Albert Camus répond le 12 décembre : « Vous pouvez disposer de L’Étranger avant signature des contrats : j’accepte vos conditions. Quant à mes autres œuvres, Malraux a dû vous parler d’un “Essai sur l’Absurde” qui ne se détache pas facilement de mon roman et dont j’aurais souhaité une publication sinon simultanée, du moins très rapprochées. Mais j’ai parfaitement conscience des difficultés du moment. Dans tous les cas, je crois que Jean Paulhan est en possession de ce manuscrit ainsi que d’une pièce de théâtre sur Caligula. »
Au début de l’année 1942, Raymond Queneau informe Camus que le livre est en fabrication. On apprend, dans la lettre dite de « bon à tirer » adressée par la direction de la fabrication de Gallimard à l’imprimeur le 1er avril 1942, que le roman est tiré à 4 400 exemplaires, que le numéro d’ordre de l’édition apparaissant sur la couverture change tous les 550 exemplaires imprimés, qu’une réimpression avec corrections est considérée comme probable du fait qu’est demandé à l’imprimeur de garder une empreinte de l’ouvrage ainsi que sa composition originale (« le mobile »). Une vingtaine de jour suffit pour livrer l’ouvrage imprimé qui est mis en vente le 19 mai 1942, quelques semaines après la mise en place de la Commission de contrôle du papier d’édition, créée à des fins de contingentement et de censure. Il n’y a donc pas été soumis, contrairement au Mythe de Sisyphe, publié en octobre 1942, pour lequel un chapitre consacré à Kafka – auteur juif – doit être supprimé (l’article sera rétabli dans les éditions ultérieures).
La publication de L’Étranger est saluée notamment par Marcel Arland, dans Comœdia le 11 juillet 1942, Maurice Blanchot dans Faux pas en janvier 1943 et Jean-Paul Sartre, lequel donne en février 1943 une étude aux Cahiers du Sud (qui publient dans la même livraison un article de Jean Grenier également consacré à L’Étranger). Sartre est frappé par ce roman original dont Jean Paulhan et Raymond Queneau lui ont recommandé la lecture : « une œuvre classique, une œuvre d’ordre, composée à propos de l’absurde et contre l’absurde ». D’autres articles paraissent dans Le Figaro (18 et 19 juillet 1942), la revue Fontaine (numéro de juillet-septembre 1942), La NRF (septembre 1942)… Albert Camus reste méfiant vis-à-vis de la réception critique du roman, qui écrit le 6 septembre 1942 : « La critique médiocre en zone libre, excellente à Paris. Finalement tout repose sur des malentendus. Le mieux c’est de fermer ses oreilles et de travailler. » Deux ans après, tandis que paraît Caligula, troisième volet sur l’Absurde, Camus achève La Peste, qui sera son premier grand succès de librairie devant L’Étranger.
À l’instar de Blanchot et Sartre, plusieurs écrivains ont commenté le roman dans les années qui suivirent sa parution, tels que, par exemple, Nathalie Sarraute (« De Dostoïevski à Kafka », Les Temps modernes, 1947, repris dans L’Ère du soupçon en 1956), Roland Barthes (« L’Étranger, roman solaire », Bulletin du Club du meilleur livre, avril 1954), Alain Robbe-Grillet (« Nature, humanisme, tragédie », 1958, repris dans Pour un nouveau roman en 1963) ou Mario Vargas Llosa dans un article paru en 1988 et repris dans le recueil La Vérité par le mensonge. Tiré à plus de six millions d’exemplaires dont quatre pour la seule collection Folio, traduit dans une quarantaine de langues, L’Étranger est aujourd’hui le plus grand succès des Éditions Gallimard après Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry.
Préface à l’édition américaine de L’Étranger
J’ai résumé L’Étranger, il y a longtemps, par une phrase dont je reconnais qu’elle est très paradoxale : « Dans notre société tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort. » Je voulais dire seulement que le héros du livre est condamné parce qu’il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c’est pourquoi des lecteurs ont été tentés de le considérer comme une épave. On aura cependant une idée plus exacte du personnage, plus conforme en tout cas aux intentions de son auteur, si l’on se demande en quoi Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est simple : il refuse de mentir. Mentir ce n’est pas seulement dire ce qui n’est pas. C’est aussi, c’est surtout dire plus que ce qui est et, en ce qui concerne le cœur humain, dire plus qu’on ne sent. C’est ce que nous faisons tous, tous les jours, pour simplifier la vie. Meursault, contrairement aux apparences, ne veut pas simplifier la vie. Il dit ce qu’il est, il refuse de masquer ses sentiments et aussitôt la société se sent menacée. On lui demande par exemple de dire qu’il regrette son crime, selon la formule consacrée. Il répond qu’il éprouve à cet égard plus d’ennui que de regret véritable. Et cette nuance le condamne.
Meursault pour moi n’est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu, amoureux du soleil qui ne laisse pas d’ombres. Loin qu’il soit privé de toute sensibilité, une passion profonde, parce que tenace, l’anime, la passion de l’absolu et de la vérité. Il s’agit d’une vérité encore négative, la vérité d’être et de sentir, mais sans laquelle nulle conquête sur soi et sur le monde ne sera jamais possible.
On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant dans L’Étranger l’histoire d’un homme qui, sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité. Il m’est arrivé de dire aussi, et toujours paradoxalement, que j’avais essayé de figurer dans mon personnage le seul christ que nous méritions. On comprendra, après mes explications, que je l’aie dit sans aucune intention de blasphème et seulement avec l’affection un peu ironique qu’un artiste a le droit d’éprouver à l’égard des personnages de sa création.
A. C. [8 janvier 1955]
Écrite entre 1953 et 1955, cette préface a paru dans l’édition universitaire de L’Étranger publiée par Methuen and Co. à Londres en 1958. Voir Albert Camus, Œuvres complètes, I, Gallimard, 2006 (« Bibliothèque de la Pléiade »), p. 1268-1269.
Lectures
« Explication de L’Étranger », par Jean-Paul Sartre
Jean-Paul Sartre, « Explication de L’Étranger » (extrait), dans Les Cahiers du Sud, février 1943. Article repris dans Situations, I, Gallimard, 1947 (nouvelle édition en 2010).
« Le roman de L’Étranger », par Maurice Blanchot
Si l’on regarde L’Étranger du dehors, il apparaît comme un livre d’où sont écartées toutes les explications psychologiques et où l’on entre dans l’âme des personnages en ignorant la nature de leurs sentiments et la qualité de leurs pensées. C’est un livre qui fait disparaître la notion de sujet. Tout ce qui s’y montre s’y laisse saisir sous la forme objective : nous tournons autour des événements, autour du héros central, comme si nous ne pouvions en prendre qu’une vue extérieure, comme si, pour les vraiment connaître, il fallait toujours les regarder en spectateur et, de plus, imaginer qu’il n’y a pas d’autre moyen de les atteindre que cette connaissance étrangère. Nulle analyse, nul commentaire sur les drames qui se forment et les passions qu’ils provoquent. Essayons de considérer le monde du dehors, de pénétrer les hommes sans rien saisir d’eux que leurs gestes et leur existence. Décrivons ce qu’ils font comme si ce qu’ils faisaient avait plus de valeur significative et même de pouvoir de suggestion que les plus riches évocations sentimentales. Et tentons de rendre la tragédie avec cette ambiguïté nécessaire qui fait que ce qui se passe au-dedans semble répondre à ce qui se manifeste au-dehors sans que pourtant l’on puisse jamais être sûr de cette fidélité de l’envers à l’endroit. C’est à cette conception dont les lois supposent une vue particulière du monde que tend de lui-même tout récit romanesque.
Albert Camus a poussé plus loin le système qu’il a choisi. Non seulement son livre dépeint un homme tel qu’on pourrait le connaître si l’on ne distinguait ce qu’il pense et ce qu’il sent que par ses actes, par conséquent tel qu’un autre pourrait le voir, mais c’est le héros lui-même qui se dépeint et se raconte en nous livrant ses gestes, sa conduite, sa manière de faire et non sa manière d’être. Le récit à la première personne qui sert généralement aux confidences, aux monologues intérieurs, aux interminables descriptions par le dedans, sert à Albert Camus à écarter toute analyse des états d’âme et toute possibilité de rêverie, et il lui sert plus encore à créer une distance infranchissable entre la réalité humaine et les formes qu’en révèlent les événements et les faits. L’homme qui raconte en disant Je une histoire essentiellement dramatique, la plus dramatique qui puisse se concevoir, l’homme qui rapporte cette histoire sans paraître rien révéler de ses véritables transformations, ou plutôt en révélant des sentiments qui, à force de simplicité, le rejettent plus loin de nous, nous le rendent plus étranger que s’il ne disait rien, tend à une objectivité insurpassable. Il est par rapport à lui-même, comme si un autre le voyait et parlait de lui. Ses actes l’absorbent entièrement. Il est tout à fait en dehors. Il n’a d’autre vie intérieure que les mouvements les plus extérieurs de la sensibilité. Il est d’autant plus soi qu’il semble moins penser, moins sentir, être d’autant moins intime avec soi.
L’art d’Albert Camus est d’avoir lié cette forme à un mode essentiel de l’être humain et d’en avoir tiré un récit qui nous offre une image de la fatalité.