Histoire d'un livre

L’Annonce faite à Marie de Paul Claudel

Page de titre de l'édition de 1913 de L’Annonce faite à Marie de Paul Claudel aux Éditions de la NRF. Archives Gallimard

Paul Claudel confie en 1912 L’Annonce faite à Marie aux Éditions de la NRF dont L’Otage a inauguré le catalogue l’année précédente. Troisième version de La Jeune Fille Violaine (la pièce sera encore remaniée à deux reprises par la suite), mise en scène dès l’année de sa parution à la NRF par Lugné-Poe au Théâtre de l'Œuvre, L’Annonce faite à Marie connaît un succès éclatant et devient pour l’auteur « l’œuvre capitale de sa vie ».

L’inspiration de ce drame, que Claudel a retravaillé pendant plus d’un demi-siècle, remonte au temps où il vivait dans sa campagne natale, en Tardenois. L’intrigue, il dit l’avoir puisée dans ce pays « de Haut-de-Hurle-vent » ; dans les histoires de famille qu’on lui racontait ; dans le rapport de ses deux sœurs… Ce qui est difficile à vérifier. On peut juste affirmer qu’à vingt-quatre ans, en 1892, il rédige une version « purement villageoise » du texte sous le titre La Jeune fille Violaine. À ce moment, il travaille à Paris au ministère des Affaires étrangères. De façon confidentielle, sans nom d’auteur, il a déjà publié une pièce au souffle rimbaldien, Tête d’or, à la Librairie de l’Art indépendant ; La Ville est en instance de publication dans les mêmes conditions. Il n’est donc lu que par des amis proches, des condisciples de lycée : Daudet, Rolland, ou le providentiel André Suarès qui lui a fait connaître Gide et d’autres « mardistes », comme on nomme ceux qui fréquentent l’appartement de Mallarmé au 89 de la rue de Rome.

Aussitôt nommé, en octobre 1898, consul à Fou-Tchéou, en Chine, il reprend son drame pour mettre au point une deuxième version, qu’il publie en 1901 au Mercure de France dans un volume intitulé L’Arbre qui réunit tout son théâtre. Un sommeil de presque dix ans tombe ensuite sur la pièce. En février 1909, désormais reconnu pour ses poèmes (Connaissance de l’Est, en particulier), Claudel reçoit une lettre de Gide qui lui présente la requête de deux acteurs du Théâtre d’art, lesquels tiennent absolument à jouer La Jeune fille Violaine. Il s’y oppose. Il argue qu’il lui faut d’abord la rendre plus scénique en accentuant ses aspects solennels. Il transforme l’ancien drame paysan en « mystère », rajoute, entre les pages, un miracle : la résurrection par Violaine de l’enfant de sa sœur Mara. Puis, en 1910-1911 à Prague, au couvent d’Emmaüs, il a soudain l’idée que son drame prendrait sa forme définitive à une époque qui ne serait pas celle de nos jours, mais plutôt celle d’un moyen-âge de convention, baigné de cette liturgie qu’il redécouvre alors avec fascination. Après quelques remaniements, il rebaptise sa pièce : L’Annonce faite à Marie.

Il en remet les feuillets à André Gide, à qui il sait gré d’avoir choisi L’Otage comme premier titre des Éditions de la NRF en juin 1911. L’Annonce paraît d’abord en cinq livraisons dans la revue, de décembre 1911 à avril 1912. Le 7 janvier, après en avoir colligé avec Rivière le premier acte, Gide est extraordinairement ému par une scène (le départ du père en Palestine) ; les larmes lui montent aux yeux : « Il faut, écrit-il, qu’on porte cela au théâtre… et bientôt. » L’Annonce est d’ailleurs la première pièce de Claudel à être représentée, avant Le Partage de midi (dont la première version date de 1905), avant L’Otage… À la fin de décembre, Lugné-Poe s’en empare au mythique Théâtre de l’Œuvre, où furent donnés les grands drames symbolistes dont L’Annonce est d’évidence le fruit. C’est un gros succès. Émues par la respiration du verset claudélien, plusieurs troupes portent la pièce dans le monde entier.

Entre-temps, les relations de Claudel avec la maison Gallimard se sont tendues. En février 1929, fâché non seulement avec Gide, mais jaloux également de l’accueil réservé à Proust dont il condamne la pédérastie, Paul Claudel se plaint à Gaston qu’on n’ait jamais signalé sous forme de notes de lecture ses livres les plus importants, dont L’Annonce, dans La NRF. En réponse de quoi, une fois de plus, Gaston le rassure.

Claudel ne retouche plus son drame jusqu’en 1937, date à laquelle il est accepté au répertoire de la Comédie-Française, sans être de suite monté. Sur les conseils d’un homme de métier qui a du mal avec l’acte IV, le poète entreprend l’année suivante de le remanier. Cette énième retouche l’invite à republier en 1940 la pièce chez Gallimard. Pour sa représentation le 12 mars 1948 au Théâtre Hébertot, il en donne un texte allégé, qu’il appelle cette fois « version définitive pour la scène ». Il le fait paraître la même année rue Sébastien-Bottin. Le 17 février 1955, L’Annonce est enfin montée au Palais-Royal ; Claudel meurt six jours plus tard. Certains lecteurs fervents, comme Jean Royère dès 1926, et Henri Mondor en 1960, ont recherché les versions les plus anciennes de L’Annonce pour les publier.

Longtemps la plus jouée, et la plus connue des œuvres théâtrales de Claudel, L’Annonce faite à Marie aura paradoxalement contribué à la gloire de l’auteur auprès du grand public et à nuancer son image-obstacle d’écrivain dogmatique et intransigeant. Elle a su séduire les plus grands metteurs en scène et jusqu’aux dramaturges actuels, de Copeau, Baty ou Jouvet, à Philippe Adrien, ou encore Alain Cuny, qui a réalisé en 1991 un beau film à partir de ce drame de la terre natale et de la « possession d’une âme par le Surnaturel ».

Principales représentations (1912-1955)

  • 1912 : Théâtre de l'Œuvre, salle Malakoff à Paris. Mise en scène de Lugné-Poe.
  • 1913 : Institut d'art d'Hellerau, près de Dresde. Mise en scène de Claudel et d'A. de Salzmann.
  • 1914 : Prague ; reprise à Lyon.
  • 1918 : Théâtre Kamerny de Moscou.
  • 1921 : Comédie-Montaigne à Paris. Mise en scène de Baty et Gémier.
  • 1927 : Reprise au Théâtre de l'Œuvre à Paris ; à San Francisco.
  • 1928 : Bruxelles.
  • 1941 : Rideau des Jeunes, à Paris.
  • 1942-1944 : Tournée avec Louis Jouvet en Amérique du Sud.
  • 1946 : Théâtre de l'Athénée à Paris. Mise en scène de Louis Jouvet. 
  • 1948 : Théâtre Hébertot à Paris, dans la « Version pour la scène ».
  • 1955 : Comédie-Française à Paris.

Au Théâtre de l'Œuvre (1912)

Chronique théâtrale par Jean Schlumberger, dans La NRF de février 1913.

On attendait avec une certaine anxiété la représentation de L'Annonce faite à Marie. Quels comédiens naïfs ou présomptueux, hardis à coup sûr, assumaient cette tâche écrasante ? Un tel attentat sur une pièce toute neuve, tout fraîchement installée dans notre admiration, il y avait de quoi rendre inquiet et mettre mal à l'aise plus d'un lecteur ému de ce Mystère. L'expérience a montré que ces appréhensions étaient excessives. Ce n'est pas que, du premier coup, l'interprétation ait atteint cette simplicité et cette grandeur qu'on est en droit d'exiger. Une troupe qui n'a pas d'entraînement commun, ne saurait parvenir à l'unité de ton, et le théâtre de Claudel est bien fait pour rendre vaine toute soi-disant expérience des planches. Mais, ce qui est beaucoup, jamais le jeu n'a manqué de respect à l'œuvre et souvent il a rendu manifeste l'extrême puissance dramatique du dialogue.

Parmi les plus fervents admirateurs de L'Arbre, cette nouvelle version de La Jeune fille Violaine a rencontré quelque résistance. Pourquoi, disait-on, reculer dans le Moyen-Âge, cette action qui, plus proche de nous, nous touchait bien mieux ? Pourquoi Reims, et Monsanvierge, et le roi qui se fait sacrer, et Jeanne d'Arc elle-même ? La sainteté de Violaine ne nous émeut-elle pas bien davantage en ce siècle d'où la piété s'en va, que transportée dans une époque dont foi et miracles sont les floraisons presque naturelles ? Pourquoi, surtout, éluder après coup ce problème le plus délicat de l'art dramatique : le contact, le mariage de la vie moderne avec le lyrisme ? L'Échange et Partage de Midi renouvellent à cet égard notre poétique. La Jeune fille Violaine, avec moins d'éclat, triomphait des mêmes obstacles, et le recul dans le temps lui confère – on voudrait dire : inutilement – un recul poétique qu'elle avait su conquérir par la seule grandeur du style.

Une pièce n'est heureusement pas un tableau dont un remaniement détruit le premier aspect. Nous gardons la Jeune fille Violaine, et il faut bien reconnaître que, pour le pathétique du dialogue, pour l'humaine émotion du drame, L'Annonce faite à Marie atteint à une force majestueuse et simple, à une puissance d'angoisse et de beauté qui restaient, dans l'autre version, comme enveloppées. Que l'on compare les deux prologues : le second est d'une solennité tragique qu'il ne doit ni au Moyen-Âge, ni aux légendes, ni à l'anneau d'or païen, ni à Sainte Justice, mais bien à l'approfondissement tout humain du drame, au situement lumineux et direct des personnages.

Il est certain que le souci de réalisation scénique n'est né qu'après coup dans l'esprit de Claudel. Certains épisodes, tout secondaires, font penser à ce que dans son précieux volume sur la technique dramatique, William Archer dit d'une scène du Petit Eyolf. Tout en louant Ibsen d'avoir su rendre sensible et concrète la joie qui rentre dans la maison Allmers en la symbolisant par le drapeau en berne que l'on hisse à son mât, il fait observer qu'à la scène, cette invention, excellente en soi, sera d'effet nul, simplement parce que rien n'est plus morne qu'un drapeau qui pend contre sa hampe ; pour l'agiter, il faudrait des souffieries et des trucs qui, absorbant toute l'attention du public, seraient d'un effet désastreux. De même pour les angélus de L'Annonce faite à Marie, les alouettes, les voix d'enfants et d'anges, tous les « bruits de coulisse » qui, mal réglés, nous gênent, et trop bien réglés, ne profitent qu'à la réputation du metteur en scène.

Telles quelles, jouées le plus souvent avec trop de nuances et trop peu d'autorité, certaines scènes du Mystère ont « porté » au-delà de tout ce qu'il était permis d'espérer d'un premier essai : tels les adieux d'Anne Vercors, telle la résurrection de la petite Aubaine. La tentative de l'Œuvre n'a donc pas été sans fruit. À ceux qui s'obstinent à mettre leur foi dans les ficelles de la routine dramatique, elle a démontré que la force de conviction, la passion poétique étaient plus puissantes et de plus sûr effet que toutes les cuisines des gens de métier. Et à ceux qui tiennent pour profanation la mise à la scène d'un certain ordre de beauté, elle a prouvé une fois de plus que rien n'était trop pur, trop intime ou trop haut pour l'art sacré du théâtre.

Jean Schlumberger, La NRF, février 1913.

 

Amaury Nauroy
© Éditions Gallimard
Auteurs associés