Ici commence À la recherche du temps perdu
La réapparition des Soixante-quinze feuillets en 2018, à la mort de Bernard de Fallois, après plus d’un demi-siècle de vaines recherches, est un coup de tonnerre.
Écrits entre les premiers mois et l’automne de 1908, ces feuillets sont le socle d’À la recherche du temps perdu. Proust les avait soigneusement conservés, comme la plupart de ses manuscrits, et s’est reporté à eux jusqu’en 1912 au moins. Avec leur entrée à la Bibliothèque nationale de France, c’est comme si l’immense vaisseau que constitue le « fonds Proust », en suspension depuis des dizaines d’années, pouvait enfin toucher terre. À cette découverte s’ajoute une exceptionnelle sélection de textes inédits, dont les plus anciennes versions connues à ce jour des épisodes du baiser du soir et de la madeleine. L'ensemble paraît dans une édition établie par Nathalie Mauriac Dyer, enrichie d'une notice détaillée et préfacée par Jean-Yves Tadié. Nous en donnons ici des extraits.
« Un petit enfant pleure à Auteuil. Cette blessure à vif, la littérature la masquera progressivement. »
Jean-Yves Tadié
« Le moment sacré », par Jean-Yves Tadié
Les voici donc, ces soixante-quinze feuillets si longtemps cachés, si longtemps attendus et devenus légendaires ! Michelet a regretté, dans Le Peuple, que le génie ait effacé les traces de la genèse de sa création : « Rarement ils gardent la série des ébauches qui l’ont préparée. » L’historien cherche à saisir le moment unique de la conception, quel fut le « moment sacré » où la grande œuvre jaillit pour la première fois. Ici nous approchons de ce « moment sacré ». Un grand mérite de ces pages du livre futur est d’être les premières qui aient été écrites, bien que ce soit les dernières qui nous soient parvenues. Au moment où les éditeurs de la Pléiade et les chercheurs de l’ITEM-CNRS s’efforçaient de mettre en place l’histoire du texte proustien à travers ses strates matérielles, ses traces successives, il leur manquait cette première étape. Comme les archéologues recherchent une petite église mérovingienne ou romane sous la cathédrale gothique. […]
Le sentiment de « déjà-lu » est très injuste : il est dû au fait que ce qui est lu en dernier a été écrit en premier. Le paradoxe de l’amateur d’inédits est là : il recherche ce que justement l’auteur a rejeté, il admire ce qui a été raturé, ôté, refait, parce que c’est différent. La différence redevient la nouveauté, un nouveau Proust, qui est le plus ancien. On espère y trouver un secret, le secret même de l’œuvre, l’image dans le tapis, les papiers d’Aspern. Le miracle des manuscrits est qu’ils permettent ce retour à l’enfance, impossible dans la vraie vie. Il n’y a que dans les œuvres d’art, et notamment au cinéma, justement, qu’un enfant puisse apparaître en flash-back, après l’adulte qu’il est devenu. Retournons l’image bien connue, suivant laquelle nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants. Le géant s’est juché sur les épaules d’un nain, qui était lui-même.
Le flot intarissable des souvenirs d’enfance et du deuil n’est pas encore maîtrisé, il coule sans s’interrompre. La raison en est simple : ce monologue sans fin est celui de la confession, de l’autobiographie, non du roman. […] Un petit enfant pleure à Auteuil. Cette blessure à vif, la littérature la masquera progressivement, dans Contre Sainte-Beuve, puis dans les états successifs de Du côté de chez Swann. L’étude magistrale de Nathalie Mauriac Dyer montre les progrès de la création, depuis ces feuillets jusqu’à leurs prolongements, et comme leurs tentacules, dans les cahiers suivants. Les voici qui s’entassent pour cacher une blessure sous le poids des pages. Les involutions de la longue phrase masquent la plainte. Après ce début d’autobiographie, Proust a recours à l’essai critique. Après l’essai, toujours insatisfait, il commence son roman. Après la dernière phrase de ces soixante-quinze feuillets (ou soixante-seize) et l’écriture des pastiches jaillira l’idée du Contre Sainte-Beuve, ou plutôt, de la conversation avec Maman sur Sainte-Beuve. Ce moyen de ressusciter la mère est aussi un moyen de s’en séparer. Ce n’est que lorsqu’il y sera parvenu que Proust pourra véritablement commencer son roman.
Jean-Yves Tadié, « Le moment sacré » (extrait), Les Soixante-quinze feuillets, Gallimard, 2021, p. 11, 13-14.
« Chez celui qui avait cru n’avoir “pas d’imagination”, le romanesque l’emporte sur la veine autobiographique ou la mise en scène autofictionnelle. »
Nathalie Mauriac Dyer
« Notice », par Nathalie Mauriac Dyer
Si l’existence des « soixante-quinze feuillets » était connue, c’est grâce à Bernard de Fallois et à lui seul, qui leur consacra une page dans sa préface de 1954 à Contre Sainte-Beuve. Elle mérite d’être relue. L’essentiel y est dit, à savoir que Proust, après Jean Santeuil mais avant Contre Sainte-Beuve, s’était remis à l’écriture romanesque, « sous forme personnelle cette fois », c’est-à-dire à la première personne. La constatation n’était pas anodine, et les « soixante-quinze feuillets » auraient peut-être mérité, déjà, une édition à part. Mais Fallois préféra se tourner vers les cahiers de brouillon, eux aussi intégralement inédits en ce début des années 1950, et il inventa ce qu’il avoua lui-même n’être que « le rêve d’un livre, une idée de livre » : Contre Sainte-Beuve. En toute logique, il n’y avait pas lieu d’y faire place aux « soixante-quinze feuillets » qui – selon Fallois lui-même – relevaient d’un autre projet d’écriture, plus précoce. Mais sans doute parce qu’il ne résista pas tout à fait à leur séduction, il en glissa dans son Contre Sainte-Beuve une quinzaine de pages. Le geste était subreptice, mais, grâce à la note du Carnet de 1908 où Proust en décrivait brièvement le contenu (et que Fallois avait citée dans sa préface), il se laissait deviner aux lecteurs attentifs.
En 1962, les nombreux manuscrits que Robert Proust avait hérités de son frère et légués à sa fille Suzy Mante-Proust entrèrent à la Bibliothèque nationale. Pas tous, pourtant. En particulier, conservateurs et chercheurs constatèrent, non sans surprise, que les « soixante-quinze feuillets » décrits par Fallois dans sa préface et partiellement repris dans Contre Sainte-Beuve n’y figuraient pas. Le mystère, bientôt le mythe, des « soixante-quinze feuillets » de 1908 était né.
Il y a toujours une forme d’artifice dans la publication posthume de manuscrits, c’est-à-dire de documents que leur auteur n’avait pas choisi de publier sous cette forme. Elle est sans doute plus grande pour Contre Sainte-Beuve, qui n’existe qu’au terme du choix, par ses éditeurs successifs, de fragments et de leur montage : on arrive à l’artefact. Les « soixante-quinze feuillets », même si l’on ignore dans quel ordre leur auteur en agençait les pages (et même s’il les avait agencées), ont l’avantage de se présenter comme un tout homogène et bien circonscrit. Proust les considérait certainement comme un ensemble à part entière. Ils relèvent bien du roman, s’ils ne sont pas encore tout à fait « un » roman. La « solidarité des parties » qui caractérise À la recherche du temps perdu, où un système très concerté de préparations et d’échos, de rimes et de rappels, sature le texte, est le fruit d’une composition patiente, étendue sur une quinzaine d’années. Proust travaille d’abord par coulées d’écriture indépendantes, qu’il juxtapose : dans les « soixante-quinze feuillets » (et, dès l’année suivante, dans les cahiers de brouillon), elles sont encore comme enfermées dans des journées différentes qui ne communiquent pas. Montage, tissage, feuilletage, viendront plus tard.