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Lettre du professeur Proust à son éditeur

Marcel Proust, Gaston Gallimard, Correspondance, 1912-1922, Gallimard, 1989

À l'occasion de la parution de l'essai de François-Bernard Michel consacré au « professeur Proust », nous vous proposons, à travers une lettre extraite de la correspondance entre l'écrivain et l'éditeur, de découvrir les deux facettes de Marcel Proust, l'écrivain extrême attentif à l'édition de son œuvre et le thérapeute perspicace.

Cher ami je ne veux pas être indiscret en vous parlant de votre santé, mais mon expérience de la maladie, des médecins etc., si elle m’est inutile pour moi-même, […] je réussis aisément s’il s’agit d’un autre là où j’échoue pour moi. Donc si vous voulez que nous causions santé et guérisseurs je suis à vos ordres.

Marcel Proust à Gaston Gallimard, fin octobre 1916

Lettre de Marcel Proust à Gaston Gallimard, novembre 1916

Lettre importante à lire attentivement

Cher ami
J’avais fait téléphoner avant-hier après avoir reçu votre lettre. Mais vous étiez sorti et sans doute n’êtes pas rentré assez tôt. Ce soir je voulais vous faire téléphoner mais l’heure a passé et je n’ai plus osé. Alors comme ce que vous me dites est important pour ne pas retarder je vous écris ce que j’aurais mieux aimé vous dire.

Mon avis est en effet qu’un médecin doit être entièrement convainquant et j’ai vu, sous l’action de cette conviction inculquée, disparaître comme par enchantement des maux qui paraissaient pourtant purement physiques et contre lesquels des médecins instruits et soigneux (notamment mon père, je me souviens) s’étaient heurtés sans résultat. Je me rappelle mon père me disant d’un de ses  malades : « Mais comment veux-tu que le guérisseur que tu lui conseilles puisse q[uel]q[ue] chose puisque il y a telle chose physique etc. (je vous donnerai les exemples de vive voix). Et les deux malades furent guéris, l’un en deux mois, l’autre en vingt minutes.

Mais cher ami je crois aussi qu’il ne faut voir un médecin convainquant que après s’être assuré que l’énergie, l’insouci de la santé, que vous donnera sa conviction, ne sont pas choses dangereuses, c’est-à-dire si organiquement on n’a pas q[uel]q[ue] chose pour quoi les ménagements etc. soient nécessaires. Je vais vous en donner un exemple. Je me reprocherai toujours d’avoir recommandé Dubois (de Berne) homme admirable d’ailleurs, à un homme d’une cinquantaine d’années, martyrisé depuis dix ans par une dyspepsie qui l’empêchait de rien digérer, se traduisait par une dilatation rebelle dont tous les spécialistes de l’estomac (et mon père également) s’étaient occupés sans résultat. Un verre d’eau restait 15 heures dans l’estomac etc. Or j’avais reconnu que cette dyspepsie était nerveuse. J’envoyai le malade à Dubois qui lui parla à peu près un quart d’heure. Dès le soir même le malade digérait le homard, la salade russe etc. Dès qu’il se sentait une hésitation devant un dîner trop lourd, il écrivait de Paris à Dubois à Berne, qui d’un mot dissipait ses craintes. Malheureusement, ce que j’ignorais, le malade était albuminurique. Son régime nouveau fut supporté admirablement par son estomac mais non par ses reins. Il est mort d’urémie un peu plus tard, sans qu’on sache trop s’il aurait pu s’y soustraire en continuant à se croire malade de l’estomac et en ne mangeant rien. C’est ce que j’appelle dans Swann, ou plutôt dans la suite, la névrose protectrice. Il me semble donc nécessaire qu’avant de se livrer à un médecin convainquant on se fasse examiner par un médecin très éclairé et qui n’ait pas l’idée préconçue que tout est nerveux. Le bénéfice est d’ailleurs double, car s’il ne trouve rien que la cure psychothérapique puisse endommager, on se livre à celle-là sans arrière-pensée, sans crainte, ce qui est la bonne manière comme pour apprendre à nager. Je crois particulièrement qualifié pour un examen de ce genre le Docteur Léon Faisans (je crois qu’il demeure 30 rue La Boétie). Personnellement c’est en lui que j’ai le plus confiance. S’il ne consulte plus du tout (car il n’est plus jeune) je  pourrai vous en indiquer de plus jeunes. Mais il a un sens divinatoire très remarquable. Vous pourriez peut’être faire faire une analyse d’urines avant de le voir (je peux vous donner un mot pour lui), afin de lui apporter des précisions.

Cher ami avec l’avis que vous m’avez demandé je vous envoie, puisque vous le réclamez aussi, le début de la suite de mon ouvrage. À cet égard j’ai q[uel]q[ues] remarques utiles à vous soumettre. D’abord le titre (À l’ombre des jeunes filles en fleurs) est provisoire. Je ne l’aime pas beaucoup. Mais s’il y a trop de Sodome et Gomorrhe plus tard, il ne sera pas mal de commencer, de mettre à la base, ce coussin fleuri de façon que les deux étages un peu effrayants reposent sur quelque chose de normal, et soient d’ailleurs couronnés par le dernier volume qui n’a rien que de pur et de philosophique (Le Temps Retrouvé). Ce que je vous envoie (la 1er page porte le n° 20 de la pagination des anciennes épreuves mais que votre imprimeur fasse attention que c’est la page 1 du volume qu’il commence) n’est que le début (et ne répondant guère au titre qui sera justifié par la beaucoup meilleure 2e partie de ce 2e volume) de : À l’ombre des jeunes filles en fleurs. La fin de ce 1er volume (comme d’ailleurs le suivant) est entièrement prête. Mais je ne vous l’envoie pas trouvant ce 1er paquet suffisant. Que votre imprimeur veuille bien prendre note que les corrections et ajoutages qu’il y a sur les épreuves de Grasset, ne doivent pas être considérés par votre imprimeur comme des corrections ni des ajoutages, puisque ce qui a été épreuves pour Grasset est pour votre imprimeur le 1er manuscrit. Les corrections commenceront aux 1res épreuves que je recevrai de lui. Voici comment je compte procéder. Le lendemain même du jour où j’aurai reçu les épreuves du paquet que je vous envoie, je vous enverrai les deux cahiers suivants ; le lendemain des épreuves de ces 2 cahiers, les 2 autres et ainsi de suite jusqu’à ce que j’aie reçu les épreuves de tout l’ouvrage. Mais nous ne ferons pas chevaucher les 2es épreuves d’un cahier sur les 1res d’un autre.

Car pour un livre si long, où ont pu se glisser des répétitions, des double-emplois, il est utile que je relise d’un bout à l’autre l’ouvrage sur les 1res épreuves. Je ne dis pas que j’attendrai les dernières pages reçues pour commencer la correction des premières. En tous cas que je fasse ainsi ou non, une fois que j’aurai reçu les premières épreuves de tout l’ouvrage (de tous les volumes et non pas seulement du 1er) (du 1er qui est le 2e puisque le 1er est Du Côté de chez Swann) il est problable que je garderai les épreuves q[uel]q[ue] temps, avant de les renvoyer pour les secondes épreuves. Quand je vous verrai vous me direz si cet intervalle a de l’inconvénient. Dans ce cas je commencerais la correction dès les 1res épreuves reçues, mais en tous cas ne renverrai que le tout ensemble. Que votre imprimeur veuille bien quand il me renverra les 1res épreuves de ce 1er paquet ci-joint, me renvoyer ce paquet avec elles. Je vous prie instamment de ne rien juger sur ces épreuves qui n’ont pas été corrigées (malgré les ajoutages). Puisque je m’impose l’ennui de donner tout l’ouvrage à la fois pour que le lecteur puisse me juger sur l’ensemble, je serais trop désolé qu’un des lecteurs dont l’avis m’importe le plus (vous) méjuge sur pièces inexactes et tronquées. Enfin ne sachant pas l’adresse de Copeau (je suppose que c’est lui qui m’a fait envoyer le programme de la matinée Claudel) comme je n’ai pas pu me lever à temps pour aller à cette matinée (j’ai fait pourtant l’effort de me lever mais ai été prêt si tard que ne pouvant plus aller à la matinée Claudel je suis allé à Briséis), je vous serais reconnaissant de lui remettre comme prix de la place que j’aurais prise si j’avais pu aller en prendre une ces 50 f. à ajouter (sans mon nom) à sa recette. Si c’est trop tard qu’il les emploie pour des camarades du Vieux Colombier. Je m’excuse de mes ennuis d’argent de ne pas envoyer plus et d’ailleurs lui enverrai chaque fois qu’il me demandera pour le Vieux Colombier. Tout à vous

Marcel Proust. Lettre à Gaston Gallimard, [5 ou 6] novembre 1916, dans Correspondance 1912-1922, Gallimard, 1989, p. 70-73.
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