Histoire d'un livre

Héliogabale de Jean Genet

Genet inédit. La pièce retrouvée, 1942.

Héliogabale, drame inédit de Jean Genet, contemporain de Notre-Dame-des-Fleurs et du Condamné à mort, a été retrouvé à la Houghton Library plus de quatre-vingts ans après sa rédaction en captivité. Son existence était attestée, Genet l’ayant fait lire à quelques proches et ayant exprimé le souhait qu’elle soit publiée et créée – avec Jean Marais dans le rôle-titre. Rien de cela n’eut lieu et l’écrivain n’y revint plus.

« Rentré, j'avais justement sur ma table Héliogabale, pièce que Genet m'a donnée à lire. J'y trouve Voilà le mot que toutes les mères adressent par la voix d'un messager clandestin, qui est n'importe quel voyou, à leur fils en prison quand il a tué et volé. Elles acceptent, mais elles ne comprennent rien. Tu acceptes Aeginus. Il ne suffit pas d'accepter la prison de Genet. Il faut y entrer avec lui. » 

François Sentein, 11 février 1943

Héliogabale, un « dieu de théâtre » tenté par le martyre

Par Francois Rouget (extraits).

Au cours de son existence, Jean Genet eut de nombreux démêlés avec la justice. Il fut régulièrement arrêté et inculpé pour avoir commis de petits larcins. Entre 1938 et 1941, il fut incarcéré huit fois et passa près de sept cents jours en prison. Le 14 avril 1942, il fut arrêté pour vol de livres à la librairie Stock, puis écroué à la Santé, le lendemain. En attente de son jugement (qui, prononcé le 11 mai, le condamnera à huit mois de prison), il demeura à la Santé puis fut transféré à la centrale de Fresnes. Il y rédigea ses premières œuvres, qu’il publia après sa libération, dès l’automne de 1942. Se fondant sur le témoignage de Genet, ses biographes et critiques sont unanimes pour considérer que ces années de captivité coïncidèrent avec ses périodes de création les plus fécondes.

Avant même sa libération, qui survint le 15 octobre, Genet avait entrepris la publication du Condamné à mort, imprimé à ses frais, qui circula sous le manteau. À cette date, l’auteur avait rédigé un ensemble d’œuvres, dont Héliogabale, pour lesquelles il s’enquit de trouver un éditeur. Son ami François Sentein consigne dans son journal, à la date du 11 février 1943, que Genet lui avait donné à lire sa pièce. Mais c’est Jean Cocteau, fervent admirateur du Condamné à mort, qui lui fit signer le 1er mars un contrat d’auteur avec son secrétaire, Paul Morihien, contrat qui porte sur la publication de trois romans, un poème et cinq pièces de théâtre. Outre Héliogabale, figurent dans ce groupe Journée castillane, Persée, Pour « la Belle » et Les Guerriers nus. L’existence de certaines d’entre elles a parfois été contestée, mais celle d’Héliogabale est avérée par les témoignages de François Sentein, Jean Cocteau et Marc Barbezat, premier éditeur de Genet. De son côté, Jean Marais, qui avait pris connaissance de la pièce et à qui avait été proposé le rôle-titre, ne fut guère enthousiasmé. Genet décida de remanier son texte au cours d’un séjour qu’il effectua à Villefranche, en mai 1943. Cependant, malgré les démarches qu’il avait entreprises, Héliogabale resta à l’état de manuscrit, et son auteur chargea François Sentein d’aller récupérer la pièce chez Jean Cocteau, le 22 octobre 1943. Genet, très attaché à celle-ci, ne renonça pas au projet de la publier ou de la faire représenter sur scène. Au cours de l’été de 1948, les Éditions Nagel annonçaient dans Carrefour sa parution à l’automne, information reprise par l’hebdomadaire Samedi-Soir, en janvier 1949. Encore en 1955, il semble avoir eu « des ennuis pour avoir proposé Héliogabale à plusieurs éditeurs différents » (E. White). Quoi qu’il en ait dit, il ne s’est jamais résolu à se séparer d’une œuvre dont il percevait la puissance et la magie. 

Le sujet d’Héliogabale est l’évocation des dernières heures d’un condamné à mort, ou plutôt d’un empereur romain dont le destin funeste est scellé. Jean Genet choisit de raconter librement le complot dont Varius Héliogabale fit l’objet, et qui aboutit à son éviction du pouvoir, le 11 mars 222. [...] Genet a sans doute mis beaucoup de lui dans sa pièce, comme il l’a toujours fait dans le reste de ses œuvres. Les similarités de situation ne manquent d’ailleurs pas : comme son personnage, Genet fut orphelin de père, homosexuel en quête de gloire et de martyre, criminel révolté mais victime aussi, cultivant les paradoxes et intriguant le public. Mais l’analogie s’arrête là, et il est inutile de rappeler les dangers qu’une lecture psychanalytique ou marxiste ferait peser sur le sens de l’œuvre. Plus pertinente est celle qui consiste à étudier la conception que se fait Genet de sa pièce, au moment même où il la présente (le théâtre dans le théâtre). Héliogabale est riche d’apartés, de ces commentaires que l’auteur porte sur elle, et qu’on a pris l’habitude de désigner par le terme de métadiscours. Dès le début est annoncée la mort du héros. Mais à la grandeur classique, à la gravité de l’histoire, Genet associe des éléments dysphoriques qui accusent l’artifice de sa théâtralité. C’est une comédie qu’il représente sous nos yeux. La grand-mère l’annonce d’entrée : « Nous allons faire cesser la comédie ». Une comédie des mensonges, où les personnages se déguisent, portent un masque, où chacun tente de faire empoisonner l’autre et où le héros « est un dieu de théâtre » qui s’efforce de lever le voile sur les secrets et le refoulé, sur les intentions cachées ou trompeuses. Bref, la scène d’Héliogabale « est truqué[e] comme un théâtre », et dans cette appropriation de la pièce par son dramaturge on est tenté de voir réunies les diverses facettes du personnage, à la fois « Saint Genet, comédien et martyr » (voir Jean-Paul Sartre). [...]

Voleur de livres, récidiviste et condamné par la justice, Jean Genet fut aussi (et surtout !) un lecteur. Le choix de son sujet montre qu’il s’est inspiré de l’Histoire romaine en puisant à diverses sources livresques. [...] ll semble toutefois avéré que c’est la lecture directe de l’essai d’Antonin Artaud, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, qui a donné au personnage de Genet ses traits principaux : ceux d’un hermaphrodite, adorateur d’Élogabal, et d’un empereur détruisant le pouvoir pour accéder à la sainteté. Une première lecture comparative des deux ouvrages révèle l’influence indéniable qu’Artaud a exercée sur Genet. Néanmoins, tandis qu’Artaud laisse libre cours à son imagination en dressant le portrait d’un anarchiste syrien, égaré dans la cité romaine, Genet lui fait incarner et jouer les passions et les vices qu’on lui prête. Si Artaud rappelle les faits de l’Histoire, sur lesquels il avait accumulé une documentation impressionnante, Genet, lui, invente sa propre légende. Il s’attache aux derniers instants du héros tragique et, comme son modèle, il en fait un sectateur du Soleil en quête de délivrance, un illuminé cherchant, par la transe, à atteindre une forme inédite d’extase. Cependant, cette poursuite de libération métaphysique est dramatisée et placée sur deux plans, humain (familial) et politique (dynastique). Genet choisit véritablement son sujet pour l’habiter, et si sa pièce n’égale pas la puissance quasi hallucinatoire d’Artaud, elle l’emporte en poésie. Tandis qu’Artaud se plaît à reconstituer l’exécration d’Héliogabale et la perversité de « ses » femmes, Genet, en auteur classique, ne représente pas la cruauté et veille à cacher le sang qui est versé sur scène. Il en arrive même à dépeindre ou à suggérer « en silence » la mort d’Héliogabale (« Sa tête et son buste ne sont plus visibles du public mais on sent qu’Aéginus l’égorge »). En somme, c’est en dramaturge et en poète que Genet a choisi de représenter ce personnage maudit, qui appartient, de toutes ses fibres, à son imaginaire personnel.

François Rouget, extraits de l'avant-propos à Héliogabale de Jean Genet, Gallimard, 2024.

 

 

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Jean Genet, Les Bonnes, nouvelle édition précédée de Comment jouer Les Bonnes, L'Arbalète, 1963. Archives Gallimard.
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