Histoire d'un livre

Les Bonnes de Jean Genet

Jean Genet, Les Bonnes, nouvelle édition précédée de Comment jouer Les Bonnes, L'Arbalète, 1963. Archives Gallimard.

En revenant en France après un engagement militaire au Maroc, Jean Genet a lu dans le magazine Détective qu’au Mans, le 2 février 1933, Christine et Léa Papin ont tué leur patronne, Mme Lancelin, ainsi que sa fille, à qui elles ont enlevé les yeux. L’influence de ce crime sur la nouvelle pièce de Genet est patente, bien qu’il cherche ensuite à la minimiser pour qu’on y voie autre chose qu’un compte-rendu de fait divers. « Tu penses à l’histoire des sœurs Papin, n’est-ce pas ? Eh bien, ce n’est pas ça du tout », affirme-t-il à son ami Sentein, à l’automne 1943.

Sans pouvoir dire au juste ce qu’est le théâtre, Genet sait ce qu’il lui refuse d’être : « la description de gestes quotidiens vus de l’extérieur ». Car s’il en écrit, c’est « afin de [s]e voir », sur la scène (« restitué en un seul personnage ou à l’aide d’un personnage multiple et sous la forme de conte ») tel qu’il ne saurait – ou n’oserait – se voir ou se rêver, et « tel pourtant qu’[il] [s]e sai[t] être. » Alors, pour rédiger sa dernière pièce, il s’inspire plutôt des drames de Marlowe, de Mademoiselle Julie d’August Strindberg, de La Machine à écrire, et, sans doute, de cette chanson Anna la bonne, de Jean Cocteau. Le 14 février 1943, il a d’ailleurs été présenté à celui-ci par deux clients de son éventaire de bouquiniste. L’admiration du « maître » a été immédiate ; Le Condamné à mort, que Genet lui a montré, a tellement ébloui Cocteau que le 1er mars, prenant le jeune poète sous sa protection, il lui a fait signer un contrat d’auteur, avec son propre secrétaire, pour trois romans, un poème et cinq pièces de théâtre, où ne figure pas Les Bonnes. Et, néanmoins, à l’automne, la conception de cette pièce est avancée. Dans un petit square voisin de la rue Ferronnerie, Genet résume à Sentein ce qu’en serait l’intrigue : « deux bonnes jouent dans leur chambre à Madame et à la bonne, l’une finirait par tuer l’autre ». Il songe à appeler ça « la chambre des bonnes ». – Non, lui rétorque son ami. « Le titre qui s’impose, c’est Les Bonnes, tout simplement. Le mot prend sa force d’exclusion. »

Il n’y retravaille ensuite qu’au cours de l’année 1945, en même temps que le Journal du voleur, dans lequel il raconte sa vie d’orphelin, d’homosexuel, de prostitué voyageur, militaire, déserteur, libraire, criminel, etc. Sa position dans la société est paradoxale quand Cocteau lui fait rencontrer près de Marseille, en juillet 1946, le metteur en scène Louis Jouvet. D’un côté, il est introduit par Cocteau comme « le plus grand écrivain de l’époque moderne », et défendu de la même façon par Sartre, qu’il a rencontré au Café de Flore en mai 1944 ; de l’autre, menant sans talent une carrière de voyou, passant donc beaucoup de jours en prison, il n’a presque rien publié de son œuvre, sinon des choses plus directement inspirées de sa vie qui circulent via les revues ou bien à quelques exemplaires sous le manteau : Notre-Dame-des-Fleurs, Miracle de la rose... Quand Jouvet lit Les Bonnes, pièce alors en quatre actes, il comprend vite qu’il a affaire à un exceptionnel auteur dramatique. Seulement, la construction de l’ouvrage est impossible, et il demande à Genet de la reprendre afin qu’il puisse bientôt la monter. Quarante-huit heures plus tard, celui-ci la lui rapporte condensée en un acte. Il continuera à y retoucher – on compte six versions du texte.

Le 19 avril 1947, au théâtre de l’Athénée, Les Bonnes est créé en lever de rideau d’une pièce un peu vieillotte de Giraudoux, L’Apollon de Marsac. Le public bourgeois, venu pour Giraudoux, reste muet devant Les Bonnes. « Lors de la générale, rapporte une des interprètes, il n’y a pas eu d’applaudissements », mais un « silence total […] C’était l’horreur ». Son vœu d’« établir une espèce de malaise dans la salle » a parfaitement réussi. Pour les autres représentations, il y a eu quelques quolibets, emboîtages et sifflets. En fait, jouée dans une atmosphère de véhémence politique et d’héroïsme de gauche, Les Bonnes déconcerte la critique. Si quelques rares journalistes, Dumur, Riniéri et Maulnier, soulignent « un nouveau style théâtral », la cinquantaine de comptes-rendus, que la pièce recueille, montrent leur embarras, ou carrément leur hostilité. Le 21 avril, dans Le Figaro, J.-J. Gautier la juge « impressionnante, mais déplaisante et même souvent odieuse » ; le 2 mai, dans Action, Tardieu pense qu’« il est difficile de nier la beauté, un peu pompeuse et artificielle, du style de l’auteur », mais note que le sujet est « traité de travers ».

C’est en général l’irréalité de l’intrigue qui déplaît, aggravée, il semblerait, par les décors trop réalistes de Bérard. Genet et Sartre n’en sont pas satisfaits. Quoi qu’il en soit, la création des Bonnes n’indiffère personne et donne à Genet un statut d’écrivain, renforcé en juin par l’obtention du prix de la Pléiade, c’est-à-dire par le soutien hautement symbolique de certains membres de son jury : Sartre, Blanchot, Paulhan, Tual, Arland, et Bousquet (rejet, en revanche, de Camus).

Les Bonnes a été imprimé en mai dans la revue L’Arbalète dans une version antérieure à celle qui est en train d’être jouée. Cette dernière, dite « version définitive », plus économe en mots, Genet la publie en 1954 chez Pauvert, au moment où la pièce est montée au théâtre de la Huchette par Balachova. En 1958, il fait reprendre par les Éditions de l’Arbalète la version de 1947 ; puis, en 1963, il y ajoute un important commentaire : « Comment jouer Les Bonnes ». En 1968, peu après le scandale des Paravents, la publication chez Gallimard du tome IV des Œuvres complètes de Genet est l’occasion pour lui d’une révision des Bonnes ; il ajoute deux notes destinées à éviter que sa pièce soit jouée avec réalisme. Aujourd’hui, il semble que, chez les dramaturges, la légion des apprentis Genet se veuille aussi grosse que l’était en poésie, au milieu du siècle dernier, celle des successeurs de Rimbaud. Nous verrons donc avec le temps ce qu’il en reste.

Amaury Nauroy

 

« Les Bonnes » par Jean-Paul Sartre, 1952

Donc, chacune des deux bonnes, à tour de rôle, joue à être Madame. Quand le rideau se lève, Claire est assise à la coiffeuse de sa maîtresse, elle s'essaie à faire les gestes, à parler le langage de celle-ci. Pour Genet, il s'agit d'une véritable incantation : nous verrons plus loin que l'inférieur en imitant les gestes de son supérieur l'attire traîtreusement en soi et s'en imprègne. Rien d'étonnant à cela puisque Madame elle-même est une fausse Madame qui joue la distinction, la passion pour Monsieur et qui rêve d'attirer en elle l'âme d'une putain qui suit son mac au bagne.
Ainsi Genet pouvait sans peine se faire Stilitano parce que Stilitano lui-même jouait à être Stilitano. Madame n'est pas plus vraie en Claire qu'en Madame elle-même : Madame est un geste.
Solange aide sa sœur à enfiler une robe de sa patronne et Claire, jouant son rôle dans l'exaltation, tendue, crispée comme Genet lui-même, insulte Solange comme chaque soir jusqu'à ce que celle-ci, comme chaque soir, poussée à bout, la gifle. Il s'agit, bien entendu, d'une cérémonie, d'un jeu sacré qui se répète avec la monotonie stéréotypée des rêves d'un schizophrène. Bref Genet, dont les rêveries sont elles-mêmes souvent desséchées et cérémonieuses et qui les répète jour après jour jusqu'à en épuiser le charme, introduit le spectateur jusque dans l'intimité de sa vie intérieure : il se fait surprendre en période d'incantation ; il se trahit, il se livre, il ne nous cache rien de la monotonie, de la puérilité qui gâchent ses fêtes secrètes et dont il est parfaitement conscient. Et même il nous invite à voir ce qu'il ne verra jamais, faute de pouvoir sortir de soi : l'envers et l'endroit, la réalité (s'il en est une) et son travestissement. Quant au rôle lui-même, on y reconnaîtra sans peine les thèmes favoris de Genet : tout d'abord, il s'agit pour les bonnes de vouloir jusqu'au désespoir et à l'horreur la condition servile qu'on leur impose ; ainsi Genet veut être le bâtard, le déchet que la société a fait de lui. Et ce jeu cruel fournit la démonstration rigoureuse de ce que nous avancions tout à l'heure : on ne peut vouloir être ce qu'on est que dans l'imaginaire ; pour vivre jusqu'à la passion, jusqu'à la lie leur infortune, il faut qu'elles s'en fassent les auteurs.
Ainsi Solange joue le rôle de domestique. Mais elle resterait trop proche de la réalité si elle demeurait Solange : on ne pourrait décider si elle reprend à son compte sa domesticité ou si elle accomplit réellement et par habitude des besognes serviles. Pour se changer en bonne par sa propre volonté, Solange joue à être Claire. Elle ne peut vouloir être Solange la servante, parce qu'elle est Solange ; elle voudra donc être une Claire imaginaire pour acquérir un des principaux caractères de cette Claire, qui est d'être servante. Une Claire fantôme habille une Madame imaginaire. Ici s'organise un petit tourbillon local : un acteur joue le rôle d'une domestique qui joue le rôle d'une domestique. L'apparence la plus fausse rejoint l'être le plus vrai car la vérité de l'acteur et la fantaisie de Solange c'est de jouer à être une bonne. Il en résulte ceci – qui ne manque pas d'enchanter Genet – que pour « être vrai » l'acteur doit jouer faux. Solange, en enet, qui n'est pas une comédienne de métier, joue mal son rôle de bonne. Ainsi l'acteur s'éloigne d'autant plus de sa réalité d'acteur qu'il s'en rapproche davantage. Bijoux faux, perles en toc, amours menteuses de Genet : un acteur joue à être acteur, une bonne joue à être bonne ; leur vérité c'est leur mensonge et leur mensonge c'est leur vérité. On en dira autant de l'acteur jouant le rôle de Claire-jouant-Madame : Genet nous le confirme dans ses indications scéniques : « Les gestes et le ton seront d'un tragique exagéré. »
C'est que la cérémonie a un autre sens encore : elle est Messe noire. Ce qui se joue chaque soir c'est le meurtre de Madame. Meurtre toujours interrompu, cérémonie toujours inachevée. Il s'agit de commettre le pire : Madame est bienveillante, « Madame est bonne » ; elles tueront leur bienfaitrice, justement parce qu'elle leur a fait du Bien. L'acte sera imaginaire puisque le Mal c'est l'imagination. Mais même dans l'imaginaire il est truqué d'avance. Les bonnes savent qu'elles n'auront pas le temps d'aller jusqu'au crime.

Jean-Paul Sartre, « Les Bonnes » (extrait), Saint Genet, comédien et martyr, Gallimard, 1952.

 

Sur les planches

Principales représentations (1947-1997)

1947, 17 avril : création mondiale des Bonnes (deuxième version) au Théâtre de l'Athénée à Paris. Mise en scène de L. Jouvet.
1952, 11 novembre : création en français des Bonnes au Royal Court Theatre à Londres. Mise en scène de P. Zadek.
1954, 13 janvier : création mondiale des Bonnes (première version) au Théâtre de la Huchette. Mise en scène de T. Balachova.
1954, 20 janvier : création en néerlandais des Bonnes (De Meiden) au Palais des Beaux-Arts par le Kamertoneel. Mise en scène de B. Parloor.
1955, 6 mai : création des Bonnes en anglais (The Maids) au Tempo Theatre, off Broadway à New York. Mise en scène de S. Robertson.
1956, 5 juin : création des Bonnes (The Maids) au New Lindsay Theatre Club à Londres. Mise en scène de P. Zadek.
1956 : création des Bonnes au Teatro Pirandello à Rome. Mise en scène de L. Chiaravelli.
1957, 30 juillet : création des Bonnes en allemand (Die Zofen) au Kontra Kreis Theater à Bonn. Mise en scène de K. Hoffmann.
1958 : création des Bonnes au Theater am Fleischmarkt à Vienne. Mise en scène de H. Wochinz.
1960, 29 juin : représentation des Bonnes (Le Serve) au Teatro Pirandello à Rome. Mise en scène d'E. Bruno.
1961, 18 mai : représentation des Bonnes à l'Odéon-Théâtre de France. Mise en scène de J.-M. Serreau.
1963, mai : création des Bonnes à Tokyo dans le cadre expérimental de l'« Atelier » de la compagnie Bungakuza.
1963, 27 juin : représentation des Bonnes à Paris au Théâtre Montparnasse puis au Théâtre de l'Œuvre. Mise en scène de J.-M. Serreau.
1963, 14 novembre : représentation des Bonnes au Aldana Theatre à New York. Mise en scène d'A. Bruzzichelli.
1964, 3 mars : représentation des Bonnes au Oxford Playhouse à Oxford. Mise en scène de M. Volonakis.
1964, octobre : représentation des Bonnes à La Mamma Experimental Theatre Club à New York.
1965, 26 février : représentation en anglais des Bonnes par le Living Theatre à Berlin.
1965 : création des Bonnes au Théâtre Garret à Toronto. Mise en scène J. Herbert.
1966, mai : création des Bonnes au Triveni Gardens à Delhi par le groupe Youth of India Theatre. Mise en scène de H. Virdi.
1966, 26 novembre : création des Bonnes au Théâtre Habima à Tel Aviv. Mise en scène de M. Almaz.
1966, 15 décembre : création des Bonnes au Stary Theatr à Cracovie. Mise en scène de K. Swinarski.
1968, 23 février : création des Bonnes au Théâtre d'Art à Athènes. Mise en scène de D. Hadjimarkos.
1969, 21 février : création des Bonnes au cinéma Poliorama à Barcelone par la compagnie Nuria Espert. Mise en scène de V. Garcia et E. Alarcon.
1970, 7 avril : représentation en espagnol des Bonnes au Jardin-Théâtre de la Cité universitaire à Paris. Mise en scène de V. Garcia.
1971, 2 mars : représentation des Bonnes à la Comédie de Saint-Étienne. Mise en scène de R. Monod.
1971, 16 mars : représentation des Bonnes à l'Espace Cardin à Paris. Mise en scène de V. Garcia.
1971, 20 avril : représentation des Bonnes Théâtre de la Cité internationale (le Jardin) à Paris. Mise en scène de J.-M. Patte.
1972, 23 avril : représentation des Bonnes à Bordeaux par la Compagnie d'Aquitaine. Mise en scène de R. Paquet.
1973, 19 octobre : création des Bonnes au Nouveau Théâtre de Poche à Genève. Mise en scène de C. Eger.
1973 : création des Bonnes à Édimbourg. Mise en scène de L. Kemp.
1974, 14 février : création des Bonnes au Greenwich Theatre. Mise en scène de M. Volonakis.
1974, avril : représentation des Bonnes à Lyon par la Compagnie de Saint-Exupéry. Mise en scène de J. Bœuf.
1975, 2 novembre : représentation des Bonnes à Beaune par le Centre dramatique national de Bourgogne. Mise en scène d'A. Mergnat.
1976, 4 mai : représentation des Bonnes à la Comédie de Caen. Mise en scène de J.-P. Dupuy.
1977, 20 janvier : représentation des Bonnes à la Maison de la culture à Amiens. Mise en scène de D. Quéhec.
1977, 10 mars : représentation des Bonnes au Palace Théâtre à Paris par le Théâtre Oblique. Mise en scène de H. Ronse.
1977, décembre : représentation des Bonnes au café-théâtre Le Sélénite. Mise en scène de M. Vogel.
1979, janvier : création des Bonnes à la salle Jean-Jean à Tokyo. Mise en scène de M. Omachi.
1980, 19 février : représentation des Bonnes au Teatro Carignano (Teatro Stabile) à Turin. Mise en scène de M. Missiroli.
1980, 6 juin : représentation des Bonnes au Théâtre Essaïon à Paris.
1980, août : représentation des Bonnes à la salle Waseda Doramkan à Tokyo par le groupe Kaï. Mise en scène de M. Watanabé.
1980, novembre : représentation des Bonnes au Studio-Théâtre à Paris par la Compagnie Miramont.
1981, 6 avril : création des Bonnes au Théâtre Expérimental à Séoul. Mise en scène de You-Jin Kin.
1981, 13 octobre : création des Bonnes au Lyric Theatre à Hammersmith (Grande-Bretagne). Mise en scène de C. Davidson.
1984, 15 février : réalisation des Bonnes pour la télévision française. Mise en scène de M. Dumoulin.
1985 : création des Bonnes à Panevezys (Lituanie). Mise en scène de S. Varnas.
1988, 17 septembre : création des Bonnes au Théâtre Satiricon à Moscou. Mise en scène de R. Viktiouk.
1991, septembre : représentation des Bonnes au Studio-Théâtre de Vitry-sur-Seine. Mise en scène d'A. Ollivier.
1995, 5 avril : représentation des Bonnes au Laboratoire de Hae-Wha à Séoul. Mise en scène de Seong-Leol Lee, avec la troupe du Répertoire de Dong-Soon.
1995, 14 octobre : création des Bonnes au Théâtre X (Kaï). Mise en scène de M. Watanabé.
1996 : représentation des Bonnes à Paris au Théâtre du Vieux-Colombier, puis à la Comédie-Française. Mise en scène de Ph. Adrien.

Jean Genet, Théâtre complet , Gallimard, 2002 (« Bibliothèque de la Pléiade »).

« Les Bonnes » au Théâtre de la Huchette, 1954

Sept ans après Louis Jouvet, l’admirable artiste qu’est Mme Tania Balachova met en scène Les Bonnes de Jean Genet. C’est un joyau noir, auquel le dépouillement et la rigueur de la mise en scène de Mme Balachova donnent tout son rayonnement. Oui, c’est une œuvre terrible, oui, c’est une œuvre « scandaleuse » – parce que c’est l’œuvre d’un poète, et que chaque fois qu’un poète de ce temps, et un poète authentique, prend la parole au théâtre il dérange, il gêne, il exaspère, il scandalise. On pardonnerait bien des choses à Jean Genet si chacune de ses œuvres ne venait révéler que nous vivons, avec la volonté de ne pas le savoir, côte à côte avec la pire détresse, avec la misère morale qui fait les monstres. Le mutisme habituel des monstres nous rassure ; s’ils bougent, on les punit. Ce que l’on ne pardonnera jamais à Jean Genet, c’est de donner tout à coup aux monstres une voix plus qu’humaine, brûlante, et de leur prêter des mots somptueux, des images que peuvent seuls découvrir ceux qui sont restés longtemps sans parler.
De la pièce, l’auteur a dit qu’elle était la « tragédie des confidentes ». Ce que fait, ce que pense le « confident » lorsqu’il quitte la scène après avoir patiemment écouté le héros tragique parler de ses amours ou de ses exploits, tel est le sujet de la pièce. Ici les confidentes sont deux « bonnes », dévouées au service de Madame, qui reçoivent avec reconnaissance les robes que leur donne Madame, et qui sont réduites à un tel silence qu’il n’est que le crime qui puisse leur donner l’impression d’exister vraiment. Et même ce crime, elles ne pourront vraiment le commettre : il se retourne contre elles.

Jacques Lemarchand, Le Figaro littéraire, 23 janvier 1954 (extrait), repris dans Le Nouveau Théâtre (1947-1968), Gallimard, 2009 (« Les Cahiers de la NRF »).
 
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