Voyage à pied dans la Haute-Drôme de Jean Giono
Resté inédit jusqu'à ce jour, le modeste cahier dans lequel Jean Giono a transcrits les notes « les plus diverses, les plus étranges » de son « voyage à pied en Haute-Drôme » (juillet 1939) paraît aujourd’hui à l’enseigne des Éditions des Busclats. Ce texte, comblant une lacune de son Journal, nous offre le témoignage émouvant, spontané et puissant d’un Giono qui ne conçoit le travail romanesque que plongé dans la substance du monde et la géographie humaine.
« À un détour, j’ai vu une étoile en face de moi. Puis, je me suis aperçu que ce n’était pas une étoile, mais un feu fixe, très haut dans la montagne. / J’étais cependant toujours bien sur la route. Une route sait généralement ce qu’elle fait, il n’y a qu’à la suivre. »
Jean Giono, Voyage à pied dans la Haute-Drôme
« Document à retourner au sieur Giono, après règlement du dossier »
Par Antoine Crovella (extraits).
Ce texte inédit de Jean Giono aurait pu rester encore longtemps inconnu du grand public. Le manuscrit en dormait, depuis plus de quatre-vingts ans, dans un carton des Archives nationales, oublié parmi un empilement de dossiers judiciaires. Son existence était établie, mais il était considéré comme définitivement perdu. Sa redécouverte était rendue d’autant plus improbable que le dossier judiciaire dans lequel il se trouvait ne relevait pas d’une juridiction ordinaire. C’est en effet au sein des archives de la section spéciale de la Cour d’appel de Paris – une juridiction d’exception mise en place au début de la Seconde Guerre mondiale par le régime de Vichy pour juger les militants communistes – qu’a été retrouvé ce manuscrit. La consultation des dossiers d’instruction se rapportant à cette juridiction, déposés aux Archives nationales au début du mois de février 1954 par le greffe de la cour d’appel de Paris, était interdite jusqu’en 2015. C’est donc à la faveur d’une recherche récente menée sur ce tribunal, n’ayant a priori pas de rapport avec Jean Giono, que ce texte a pu être retrouvé, et ce, totalement par hasard. Rien ne laissait penser que ce manuscrit se trouvait là et personne, à vrai dire, ne le cherchait. Heureux hasard.
L’intérêt d’une telle découverte est double. D’une part historique, car la présence d’un dossier judiciaire au nom de Jean Giono permet de mieux comprendre l’attitude de l’écrivain au début de la Seconde Guerre mondiale. D’autre part littéraire, par la force lyrique et la réflexion critique caractérisant ces notes de voyage si singulières, qui permettront au lecteur d’aujourd’hui de suivre l’auteur des Grands Chemins dans la découverte d’un pays – qu’y cherche-t-il et qu’y voit-il ? – comme aux premiers jours d’une œuvre qui s’invente. […]
Si l’on s’en tient au titre de ce cahier, il s’agit donc d’un écrit annexé au Journal, lequel est disponible dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Il y est du reste bien signalé comme manquant (« perdues »), en note de l’entrée du 27 juillet 1939 : « Ai fait environ 170 km à pied à travers la haute Drôme. Ai écrit au jour le jour les notes de ces étapes. » Cette indication apparaît à la toute fin du Journal, tenu de 1935 à 1939. Jean Giono ne le continue pas au-delà – précisément au-delà de la date du 27 juillet 1939. Il ne le reprendra qu’en 1942, avec le Journal de l’Occupation. Le début de l’année 1939 est, pour Jean Giono, un moment important – important du fait de ses publications littéraires, notamment dans les Cahiers du Contadour ; important aussi par la parution, en avril, de sa traduction française de Moby Dick ; important enfin par la multiplication de ses prises de position pacifistes alors que la menace de la guerre se rapproche. Qu’est-ce donc alors que ce texte écrit en cette fin juillet 1939 dans un moment de solitude après un début d’année chargé et quelques semaines avant le déclenchement de la guerre ?
C’est d’abord un carnet de voyage de « quelqu’un qui va sur les routes » et qui se dit « émerveillé de retrouver cette énorme liberté qui vous pousse d’un endroit à un autre sans autre but que la liberté ». Ce périple drômois, Jean Giono le fit du 20 au 27 juillet 1939, dans cette région préalpine des Baronnies provençales située entre Gap et Vaison-la-Romaine. Ce territoire montagneux, au relief désordonné, est parcouru essentiellement à pied par l’auteur, dans une déambulation pastorale qui lui est familière […].
Mais ce texte n’est pas un récit de voyage clos sur lui-même. Il s’agit surtout d’une base de travail pour une œuvre qui ne verra le jour qu’en 1951 : Les Grands Chemins. Pour autant, le projet de ce roman précède le manuscrit retrouvé. Jean Giono y travaille de manière informelle depuis déjà plusieurs années. […] Il inaugure avec ce travail préparatoire un nouveau régime d’écriture. Sur un même feuillet, il aménage deux colonnes de texte, présentation qui a été conservée dans la présente édition. Il s’en explique : « partager la page en deux mettant d’un côté une suite de descriptions, très large, pas composée et surtout (ah ça, c’est très important pour garder la vie) pas française. Je veux dire pas grammaticale surtout, je veux dire mal écrit ». De l’autre côté du feuillet : « les notations de son, de couleur et d’odeur. Comme le deuxième registre qu’il sera toujours possible de faire sonner ». Deux registres que l’auteur pourra utiliser par la suite, avec son inimitable science, entre musique et peinture. […] Le projet littéraire des Grands Chemins émerge ainsi de cette écoute attentive de la nature et des personnes qui l’habitent, de cette disponibilité volontariste, de cette mise en marche.
Antoine Crovella, extraits de la préface au Voyage à pied dans la Haute-Drôme de Jean Giono, Gallimard, 2024.
« Et sur l’imposte d’une grange scellée dans le mur je vois un visage de pierre qui me regarde. C’est bouleversant. C’est exactement le visage du bouddha du musée Guimet. Les admirables yeux en lotus, le nez large des lions, la splendide bouche plate, épaisse, insensible, satisfaite (et ici amère) des dieux. Tout ça dans un granit noir, à peine un peu abîmé sur le côté qui, me faisant face, est à ma droite. Mais vraiment bouleversé par la beauté inimaginable, soudaine de ce visage de pierre. J’en ai très exactement un frisson de froid mortel qui me traverse l’échine et s’y installe à mesure que je regarde cette tête divine. »
Jean Giono, Voyage à pied dans la Haute-Drôme
Les Éditions des Busclats
Les Éditions des Busclats, créées en 2010 par Marie-Claude Char et Michèle Gazier, sont aujourd’hui une collection des Éditions Gallimard, codirigée par Marie-Claude Char et Alban Cerisier. Elles se proposent depuis leurs débuts de publier des écrivains reconnus à qui elles demandent de faire un pas de côté ; d’écrire en marge de leur oeuvre, un texte court – récit, essai, nouvelles, lettres… – qui sera, selon leur cœur, une fantaisie, un coin de leur jardin secret, un voyage inattendu dans leur imaginaire.
Cependant les Éditions des Busclats ne s’interdisent pas d’ouvrir leurs pages à des textes inédits de grands écrivains disparus, ni de se laisser séduire par des textes d’écrivains inconnus et prometteurs.
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