Une vie ordinaire de Georges Perros

« J’ai fini de chier mes octosyllabiques. Il était temps. Ça fait un petit paquet, que j’ai peur d’aller voir. Plein d’âneries, sûrement. » Voilà, en janvier 1965, ce qu’apprend Michel Butor en ouvrant une lettre de son copain Perros, qu’il a rencontré en 1953 dans le bureau de Paulhan à la NRF.
Ses « octosyllabiques », Perros a commencé à les écrire en 1963 lorsque paraissaient chez Gallimard ses Poèmes bleus, où, sous couvert de parler de la Bretagne, il exprimait ses propres obsessions et faisait déjà au lecteur des confidences sur sa vie. « Bien curieux de lire tes ‘‘trucs’’ », lui répond Butor le 5 avril, heureux que Georges, de son côté, soit en train de lire son « monumental » 6 810 000 litres d’eau par seconde. Entre la rédaction alimentaire de notes de lecture pour le T.N.P., et celle de papiers plus travaillés qu’il donne à La NRF depuis 1953, Perros corrige avec scrupule de grosses séquences de vers à rimes plates. Il en retape certaines à la fin de mai et au début de juin : « Aucun intérêt pour toi. (Pour moi non plus d’ailleurs.) Mais il faut bien faire joujou. »
Pour quelqu’un qui fait mine de n’accorder aucune importance à ce qu’il fait, Perros se montre pointilleux dans la composition de son livre. Butor est si dévoré de curiosité qu’il en demande vite le brouillon, chez Gallimard, à Georges Lambrichs. « Je ne vois vraiment pas ce qui t’intéresse dans mes trucs », s’étonne alors Perros. « Moi, ce qui m’amuse, c’est de les faire, de naviguer, de voyager comme un furet ou un moineau à travers les lignes. Le ‘‘front’’. Mais il faudrait être vicieux pour éprouver quelque plaisir de lecture. Au mieux, je crois que c’est d’abord parfaitement illisible. Peut-être, en y revenant, s’aperçoit-on du sentier. J’ai envie d’appeler ça Le Chemin des douaniers. Ou : Les Coulisses. » Butor trouve que ce dernier titre est très bon, parce qu’il fait écho au métier d’acteur que Perros a exercé, ainsi qu’à sa façon d’observer les gens, les choses, un peu en retrait. Le poète avait d’abord inscrit comme titre sur son manuscrit : « Curriculum vitae – Poésie anecdotique. » Il s’y était attelé « au milieu du chemin de sa vie », comme Dante à l’ouverture de la Divine Comédie – mais il poufferait de cette comparaison absurde, vu qu’il signale, à l’intérieur même de son volume, que les livres de ses amis poètes : Dupin, Jaccottet, Du Bouchet, Thomas, Guillevic, Follain, Grosjean, Bonnefoy, Oster, Ponge, Des Forêts, Deguy, Armand Robin…, « c’est beaucoup mieux que [s]es chansons ».
Les composant sur un mode mineur, il a voulu écrire des vers presque de mirlitons sur sa naissance et jusqu’à son mariage avec Tania, en surimposant à cette trame chronologique des réflexions sur l’amour et l’amitié, qui dessinent de lui un portrait drôle et nostalgique : « croyez-moi ou non quarante ans / c’est l’âge le plus difficile / et le plus reposant. On sait / qu’on ne saura jamais la chose / qui nous travaille en grand secret. »
Cela ressemble au projet autobiographique de Raymond Queneau dans Chêne et chien, mais Perros souhaite que sa diction soit un peu moins précieuse, et son lyrisme plus fraternel. Il cherche à écrire « au plus près des mots », ainsi qu’à dégager à travers son expérience une humble définition de l’homme. « Aux dernières nouvelles », écrit-il à Butor au début de l’été, « et selon quelques informations plutôt oniriques, je crois que je vais enrober, envelopper Les Coulisses dans un tissu, comme on dit, prosaïque. Commenter ces misères, qui feront alors un ruisseau. Foutre des berges, des ponts, bref, les ‘‘italiquer’’. Ça me prendra l’hiver prochain, et ça deviendra Les Chemins de traverse. J’espère que je m’amuserai un peu. Mais c’est bien difficile avec soi-même. » Le 4 août 1966, Paulhan se plaint de n’avoir encore rien reçu. Puis, le 11, après lecture du volume, il le juge « très épatant » : « Pour l’instant, je suis pris, je ne distingue rien. (Dominique Aury, très soufflée aussi.) Sinon ceci peut-être, c’est que cette manière de parler de biais des gens et des événements (vous aussi) est extrêmement saisissante, convaincante. Pour une raison très simple : c’est qu’il n’existe rien de simple : la vérité a une part de faux, comme le bon parfum une part de skatol, comme les bonnes mathématiques une part d’absurdité (le zéro, le nombre infini). Il faut éviter de regarder les choses de face. […] Oui, c’est une grande chose, il n’y a pas de doute. Que Kénavo [dans les Poèmes bleus] ne faisait qu’ébaucher. »
Perros prépublie une partie de son livre dans le Nouveau Commerce, au printemps 1967, au moment même où il perd son emploi au T.N.P. Sous le titre Une vie ordinaire, son tapuscrit paraît en novembre dans la collection « Le Chemin », que dirige Lambrichs. En recevant son bouquin, Perros s’agace du sous-titre qu’on a rajouté sans le tenir au courant : « Paraît que c’est un roman-poëme. Première nouvelle. […] Affligeant. » Heureusement qu’il y a donc les amis, Gaspar, Butor, Vera Feyder, pour tout de suite s’émerveiller. Une vie ordinaire ne touche d’abord que le cercle de La NRF et quelques lecteurs acquis à Perros par ses Papiers collés et qui veulent savoir quelle race de poète se cache derrière un noteur et un moraliste aussi spontanés. Mais, par la suite, nombreuses seront les traductions et les études de ce livre (Roudaut, Stéfan, Noël…). Son influence sur la poésie française est diffuse mais palpable chez Réda, Goffette, Cliff, ou Wandelère. Aujourd’hui l’œuvre la plus proche de Perros est, je crois, celle de Jean-Luc Sarré, dont l’Autoportrait au père absent constitue une sorte de double émouvant d'Une vie ordinaire.
Amaury Nauroy
Correspondance autour d'Une vie ordinaire, mars 1961
Georges Perros fait la connaissance de Brice Parain, de vingt-six ans son aîné, au début de l'année 1960. Écrivain et philosophe, Parain est également lecteur chez Gallimard qui vient de publier, dans la collection « Le Chemin », les Papiers collés de Perros, premier recueil de cet ancien comédien passionné de poésie et contributeur à La NRF depuis 1953. Devenus amis, les deux hommes se parlent de leurs écrits respectifs. C'est ainsi que Georges Perros fait parvenir à Brice Parain au début du mois de mars 1961 le texte de ce qui deviendra Une vie ordinaire.
Georges Perros à Brice Parain
Cher Brice Parain,
Vous m'intriguez. Votre lettre sentait le printemps, les mots sautaient. Que cette joie vous entraîne par ici, nous en partagerons les effets. C'est d'accord n'est-ce pas, fin mars ? Nous avons de très doux moments, vers midi, fenêtre grande ouverte, poussière de soleil...
Je vous envoie donc mon truc [Une vie ordinaire, publié en 1967], je crois que c'est à lire d'affilée, pour en sauvegarder la petite musique. Sinon, c'est foutu. Enfin, moi, c'est de cette manière qu'il m'est venu. Vous me direz. Je ne sais trop quel titre mettre là-dessus. J'en trouverai sans doute un très valable dans une dizaine d'années.
Les pêcheurs sont contents. Ils ramènent des tonnes et des tonnes de maquereaux. Jamais vu ça. L'argent circule.
La môme Tania m'a l'air bien prise. L'été sera dur pour elle. Moi, je souhaite qu'il pleuve tous les jours, comme ça, les touristes rebrousseront chemin. C'est à peine de l'égoïsme, je tiens à ma Bretagne. Mais vous, ici, me la rendez plus chère encore. Alors, on vous attend, pas de blague. Et on vous salue bien.
Georges
Brice Parain à Georges Perros
8 mars 1961
Cher Georges Perros,
J'ai reçu le texte hier et je l'ai lu tout de suite, le soir, deux fois. Ça grince un peu par moments, mais comme dans la vie, une chaîne de porte, ou deux arbres que le vent frotte l'un sur l'autre. À d'autres moments ça chante. C'est discret, pudique, réel. J'aime beaucoup. Il me semble qu'on vous y retrouve, particulièrement votre clignement du coin des lèvres. Je suis partisan de le publier. Paulhan ?
Le titre ; je propose : l'homme de quarante ans (à deux ou trois ans près). Je vous dirai pourquoi : c'est la différence entre l'homme de 64 ans que je suis, et qui effacerait les grincements, parce qu'il n'a plus tellement de temps à vivre. Vous, il faut les garder. Ou bien genre prélude : le commencement, ou bien : le saut. Ou bien le partage des eaux, sur le couteau et la balance, ou bien..., ou bien. etc., etc. [...]
Bon courage à Tania. A bientôt, espérons.
Brice
Georges Perros à Brice Parain
Cher Brice Parain,
Merci, oui ça grince, mais la littérature supporte mieux. En fait, c'est quand ça va très bien qu'on peut écrire. Écrire que ça va très mal. On ne sortira jamais de cette auberge, j'en ai peur, écrire – et publier – a quelque chose de luxuaire, de désespéré au second degré. Bref, c'est un signe d'existence. Quand le malheur se dit, il n'est plus tout à fait le malheur. Le grand « malheur » veut qu'il se dise sans arrêt, à travers tous les hommes, mais on écoute... de travers. On est plus sensible à l'humanité d'un roman qu'à celle d'un homme. La poésie fait le ménage. [...]
Ici, on vous attend. On pense à vous comme si déjà. Ne faites pas faux bond. C'est tout droit, une plaisanterie, avec l'autoroute pour lancement. Et comme il fait toujours beau, ne tardez pas. J'y retrouverai la parole, un peu congelée, comme les sardines qu'on amène en ce moment, du Maroc. Alors, au revoir. Tania va bien.
Georges
Brice Parain, Georges Perros, Correspondance (1960-1971), Gallimard, 1999