Naissance d'archanges - Georges Dumézil
Georges Dumézil
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Jupiter, Mars, Quirinus
III

Naissance d'archanges

. Essai sur la formation de la théologie zoroastrienne
Gallimard
Parution
À une haute époque, plus tôt sûrement que le VIᵉ avant J.-C., une religion nouvelle se forme dans l'Est du monde iranien. Elle est dominée par un souci exigeant, anxieux, de la vie vertueuse, par un sentiment aigu de la lutte que le bien et le mal se livrent dans l'âme comme dans le monde ; elle rejette le sacrifice sanglant, rabaisse le culte ; elle ne connaît qu'un dieu, le Seigneur Sagesse. Telle est la réforme attribuée au prêtre Zoroastre, et qui nous est connue par quelques vieux poèmes insérés dans l'Avesta. Elle étonne par sa hardiesse toute moderne, par la liberté dont elle témoigne envers les théologies et les philosophies antérieures. En particulier elle nous mène loin des Védas indiens, loin du système indo-iranien, indo-européen, que l'étude comparative permet de reconstituer. Pourtant Zoroastre n'a pas tout sacrifié de l'héritage religieux dans lequel il avait grandi.
Le cadre de la théologie indo-iranienne était la division du monde, de la société divine comme de la société humaine, en trois parties correspondant à trois fonctions : souveraineté magique et juridique ; force combattante ; fécondité. Un document permet d'affirmer qu'au XIVᵉ siècle avant J.-C. les Iraniens confiaient distributivement le patronage de ces fonctions aux trois groupes de dieux qui les patronnent aussi dans le Rig-Véda : les souverains Mitra et Varuna ; puis le guerrier Indra ; puis les deux jumeaux Nâsatya, donneurs de santé, de jeunesse et de prospérité. D'autres documents iraniens postérieurs présentent, à la place de Nâsatya, la troisième fonction confiée à la Terre nourricière personnifiée.
Tout ce polythéisme, Zoroastre l'a éliminé. Il ne pouvait supporter les morales différentes, opposées, les «morales de classes» que couvraient par exemple le dieu Fort (Indra) et le dieu Juste (Mitra) : pour lui il ne pouvait y avoir qu'une morale, qu'un Dieu. Mais, ce faisant, il n'a pas laissé perdre ce que l'analyse polythéiste des fonctions contenait de philosophie valable. Et c'est là l'origine d'une des croyances les plus originales du mazdéisme. Autour du Seigneur Sagesse, non plus comme dieux, et dans des conditions assez vagues pour qu'on ne sache pas toujours s'il s'agit d'«aspects de Dieu» ou d'«émanations de Dieu», il a groupé six Entités aux noms abstraits : la Bonne Pensée et l'Ordre ; la Puissance ; la Piété (qui est aussi la Terre personnifiée) ; enfin deux Entités jumelles, la Santé et la Non-Mort. Le présent livre est précisément destiné à montrer, dans le détail, que ces six «Archanges», comme on dit couramment; ont été substitués aux dieux fonctionnels.
Dans la même série
Jupiter, Mars, Quirinus - II