Le centre du monde

Collection Blanche
Gallimard
Parution
«J'ai connu, il y a quelque temps, une femme d'un égoïsme, d'un sans-gêne, d'un manque de vergogne absolu. Personnage comique, d'un comique inconscient mais très vif et qui avait pour ceux qui y étaient sensibles un arrière-goût amer. – Rien ne la rebutait, rien ne lui paraissait impossible. Elle n'avait ni le sens du ridicule, ni aucune espèce de tact. Avec cela, par moment, des retours de dignité, des prétentions bouffonnes, comme de parler de sa délicatesse et de son abnégation. Quand elle voulait quelque chose, elle l'obtenait. Par audace, par ruse, par opiniâtreté, par vol, n'importe comment! Prête d'ailleurs à toutes les bassesses – elles ne lui coûtaient guère – à toutes les trahisons. Tout lui était égal. Elle seule, ses seules satisfactions importaient à ses yeux. Son centre du monde, c'était elle.
Or, malgré la réussite de mille intrigues, souvent elle était triste, morose, et, si je lui demandais pourquoi, elle me répondait : "Je m'ennuie, mon petit." Elle cherchait à connaître la vie et les moindres histoires de tous ceux qu'elle rencontrait. Avec une indiscrétion inlassable elle questionnait, s'exclamant aux nouvelles heureuses, déplorant bruyamment les ennuis, maladies ou deuils dont on lui faisait part. Mais rien de tout cela ne la touchait.
On dit souvent que les égoïstes ont bien de la chance. J'ai tenté de montrer, par l'exemple de cette femme, qu'il n'en est rien. Il y a plus de bonheur à souffrir pour quelqu'un qu'on aime, qu'à n'aimer personne et s'occuper uniquement de soi.
Cependant je n'ai pas voulu écrire un livre à thèse, ni un livre sévère. Il y a des sourires sans indulgence. J'ai essayé de faire sur l'égoïsme un roman souriant.»
Jean Bassan.