Poèmes de Léon-Paul Fargue

Après de nombreux atermoiements littéraires et typographiques, Léon-Paul Fargue finit par publier ses Poèmes aux Éditions de la NRF en mars 1912. « Fargue est le seul obstacle à la publication de ses œuvres ! Le cas est rare », confie Valery Larbaud à André Gide le 13 février 1911, tandis qu'il s'efforce de faire paraître le recueil de ce poète singulier, disciple de Mallarmé et grand ami de Gaston Gallimard.
« Je vais éditer le Tancrède de Fargue sans lui en parler. Je l’ai copié à la Nationale et maintenant je vais l’envoyer à Raymond. Quand tout sera fini, je lui ferai la surprise », annonce Larbaud à sa mère au début de l’année 1911. En vérité, Fargue est déjà au parfum. Mais il est apparemment d’une plus fine stratégie de présenter comme cela les choses aux amis : Gide, Royère, Marcel Ray, si l’on veut vraiment qu’elles prennent. Larbaud s’est rapproché de Fargue la veille de Noël 1909, lors des obsèques de leur ami commun Charles-Louis Philippe ; à je ne sais quel air mélancolique, il a saisi ce que cela ravivait comme mauvais souvenir chez le poète parisien : la mort de son père – un « ravage de l’âme ». Fargue a dû reprendre, sans joie, l’atelier familial de céramique et de verrerie. À la fin de 1910, il a montré à Larbaud le manuscrit de ses Nocturnes pour lequel celui-ci s’est emballé. Mais Larbaud juge plus urgent de rééditer d’abord Tancrède, vu que ce premier texte, rédigé à l’époque où Fargue était comme chat et chien avec Jarry, n’a connu qu’une publication dans deux livraisons de la revue Pan… en octobre 1895, et mars 1896. Sans « barguigner », il achète donc des rames de beau papier qu’il expédie avec le manuscrit à Raymond, son imprimeur de Saint-Pourçain-sur-Sioule. Le 10 février, ce livre, empreint d’un symbolisme finissant, est composé et tiré – Fargue a tenu à ce que la couverture porte l’indication de « Paris » comme lieu d’origine. Dans son « Courrier littéraire » de Paris-Journal, Alain-Fournier signale que « les amis de Paul Fargue ont voulu, malgré lui, rompre le silence auquel il s’était condamné ». Ainsi, tout le monde marche dans la combine.
À trente-quatre ans, Fargue est heureux qu’on force sa paresse. En 1907, il avait fait imprimer un Premier cahier de Poèmes, sans le distribuer. Comme Larbaud entretient de bons rapports avec Gide, c’est à lui qu’il propose de publier les nouveaux poèmes de Fargue. Seulement ce dernier a des exigences typographiques spéciales (il veut, par exemple, deux points de suspension et pas trois !), en sorte qu’il tarde à rendre sa copie. « Fargue est le seul obstacle à la publication de ses œuvres ! Le cas est rare », confie Larbaud à Gide, le 13 février 1911. Un an plus tard, il corrige quand même les épreuves de ses Poèmes, qui paraissent le 15 mars 1912 aux Éditions de la NRF. Ils sont dédiés à Larbaud. Plusieurs exemplaires de luxe sont envoyés à ses amis, écrivains et musiciens : Valéry, Descaves, Debussy, Régnier etc. ; on en imprime un pour Apollinaire, « amicalement ». « Rien », lui répond Valéry, « ne me prend plus que cette opération longue d’une intelligence qui se distille. – Que de temps-alambics, que de gens-filtres traversés ! Et on puise […] dans le désordre si naturel, si important des résonances sensibles, – l’essentiel : les extrêmes, les inattendus, les chers échos […] ; enfin ce dernier objet de nos recherches, le spontané. […] » La réception du livre est favorable, même si Duhamel ironise dans le Mercure de France sur des « façons d’écrire charmantes et un peu désuètes d’il y a quinze ans ». Une seule vraie déception : l’étude la plus émouvante, celle que Larbaud vient d’écrire dans l’entraînement de la lecture, est refusée par la Phalange de Royère, qui la juge trop enthousiaste…
Sur un coup de tête, Fargue décide alors de présenter son volume aux académiciens Goncourt : « J’y ai fait un effort […] pour réaliser une forme de prose nouvelle où soit maintenu l’équilibre entre la plastique et la musique, entre la vision du peintre et le rythme… Ce recueil appartient à une lignée d’œuvres, telles que les poèmes en prose de Baudelaire, certaines pages de Nerval ; le Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand ; les Moralités légendaires de Laforgue, les Divagations de Mallarmé ; […] ». On se doute qu’avec un tel plaidoyer poétique, Fargue n’a pas obtenu le prix, attribué cette année-là aux Filles de la pluie d’André Savignon.
À ce moment, Fargue est souvent fourré chez les Gallimard, entraîne Gaston au bordel ; il mène une drôle de vie. En 1914, il rassemble des chansons un peu influencées par Jammes. Lui qui adore la musique moderne, Chabrier et Ravel, les propose à Gaston sous le titre Pour la musique. Le volume est imprimé en février et mars. En octobre 1919, les Éditions de la NRF font paraître Poëmes, qui regroupent, une fois révisés, ceux de 1912 et Pour la musique. Cette édition, vendue à un prix accessible, et tirée à un assez grand nombre d’exemplaires, fait connaître Fargue à un plus large lectorat. Après guerre, il fréquente la librairie d’Adrienne Monnier qui aime ses poèmes, et chez qui il sympathise avec Joyce, qu’il éblouit d’ailleurs tellement par son agilité lexicale que le romancier l’encourage à traduire Ulysse main dans la main avec Larbaud. En 1930, Fargue collige les petits poèmes ludiques qu’il a rédigés ces dernières années, en particulier en corrigeant les épreuves de La Jeune Parque. Ce sont des pièces d’un genre familier, pince-sans-rire, bourrées d’une cocasserie enfantine – Satie en met en musique certaines. Leur titre : Ludions, désigne une sorte de figurine qui monte et descend dans un bocal. L’ouvrage paraît chez Fourcade. Après quoi, malgré une réédition révisée de ses principales œuvres poétiques chez Gallimard, en 1943, Fargue semble intéresser les lecteurs davantage pour ses proses de souvenirs. Après 1955, un silence pesant tombe sur l’œuvre entière. En 1963, c’est Saint-John Perse qui remet Fargue sur le devant de la scène littéraire en signant une préface à ses poèmes chez Gallimard.
En 1967, Tancrède, Ludions, Poëmes et Pour la musique sont repris en collection de poche avec une préface de Henri Thomas. Œuvre donc à éclipses, la poésie de Fargue n’en irrigue pas moins secrètement celle des générations suivantes. Les Ruines de Paris de Réda s’inscrivent dans sa lignée ; Tardieu, Queneau et Roubaud font parfois entendre l’accent fantaisiste de Ludions. Il est sûr que Claudel avait raison de voir en Fargue « un de ces hommes exceptionnels de qui on est constamment en droit d’attendre l’inattendu ».
Aumaury Nauroy
Lectures
« Farguiana », par Valery Larbaud, 1941
Au sujet de son œuvre, quelques mois après la publication de ses Poèmes (et avant que Pour la Musique eût paru) – en 1913 – j'écrivais ceci :
« C'est dans nos classiques qu'il a puisé son vocabulaire, sa syntaxe, sa technique, son art poétique ; et le seul poëte dont l'exemple (non pas l'influence), soit sensible chez lui, c'est Rimbaud, de tous nos poëtes modernes le plus libre d'influences étrangères.
« Ainsi, comme s'il l'avait fait exprès, l'étude de la biographie et de l'œuvre de Léon-Paul Fargue démontre que la langue française, entre les mains d'un poëte original et puissant, peut donner des accents lyriques aussi purs que les plus beaux et les plus vantés de la lyrique anglaise ou allemande. Ce que Sainte-Beuve, enthousiasmé par la lecture de Shelley et des Lakistes, rêvait de faire dans ses poésies : un art intime et prenant dans lequel les voix les plus secrètes de la Nature et les sentiments les plus difficiles à percevoir du cœur humain seraient fondus en un seul chant, bas et grave – Léon-Paul Fargue l'a réalisé, sans l'aide des Lakistes ou de Shelley, et en prenant généralement pour décor des paysages français. »
En 1912, un jeune homme qui venait de lire les Poëmes de Léon-Paul Fargue demanda à un des fondateurs du Symbolisme s'il les connaissait et ce qu'il en pensait. Sa réponse fut : « Même s'il n'écrit rien de plus que ce recueil tardivement publié, Léon-Paul Fargue, dans dix ans, sera considéré comme un nouveau Mallarmé. »
La prophétie s'est accomplie : l'influence de ce recueil a été considérable sur les jeunes poëtes d'aujourd'hui, et il suffit de feuilleter leurs plus récentes revues pour s'en rendre compte : il est le maître de beaucoup des meilleurs d'entre eux. Et si, jusqu'à ces tout derniers mois, son nom n'était pas encore suffisamment connu du grand public, c'était un peu à cause des qualités mêmes de sa poésie, qui ne s'adresse qu'aux lecteurs les plus lettrés, et beaucoup à cause du dédain que le poëte lui-même a pour les moyens usuels de publicité. Il savait ce qu'il avait apporté de nouveau et de fécond à la poésie lyrique de sa langue ; il voyait son influence grandir ; le reste lui importait peu.
Valery Larbaud, Ce vice impuni, la lecture, Gallimard, 1968 (nouvelle édition), p. 282-283.
« Léon-Paul Fargue, poète » par Saint-John Perse, 1963
argue, poète, sut toujours quelles puissances, quelles jouissances tirer des ressources sémantiques du langage. Les mots, pour lui, sont plus que simples concrétions de poésie pure témoignant du dernier gîte auquel ils furent arrachés : avoisinant encore la flamme originelle, ils demeurent choses métamorphiques, promesses d'astres ou de comètes dont ils fixent l’œil ou l'embryon. Les mots, arrachés à leurs lits, courent d'eux-mêmes militer pour nous : ils sont nos janissaires et nous livrent cent captives.
« ... Être poète, c'est-à-dire agir... »
« ... Il faut faire des mots les phagocytes de toutes idées inorganiques... »
Par ailleurs, on sait tout le passé d'incantation des mots, et qu'à nommer pour nous l'innommable, ils l'investissent déjà d'un sens qu'ils apprivoisent ; et, plus encore, d'un autre sens, qui va plus loin que ce qu'ils disent.
Mais ce n'est pas assez pour Fargue que cette essence captée dans le sillage des mots. De tout son être très sensuel, il sut des mots le rôle très charnel, et que même dans une langue de vocation aussi abstraite que le français, ils ne sauraient, pour le poète, tenir l'office de simples signes médiateurs sans intérêt plastique ; car, faisant plus que signifier ou désigner, ils se doivent aussi d'être, d'animer et d'agir, c'est-à-dire de créer, et par là même d'incarner, d'intégrer, de représenter la chose même qu'ils évoquent, et que, s'appropriant, ils tendent à devenir. Écrire, c'est, par le mot, essentiellement « participer ». Et la parole poétique, consonance multiple, n'est-elle pas aussi société ?
Aimant le fait, aimant l'objet, Fargue aima d'un regard d'artisan les mots faits à l'usage des choses, comme il aima les choses faites à l'usage de main d'homme. Des mots, des choses, il sut se faire interroger autant qu'il les interrogeait.
« ... Une sorte de chevêche toute ronde, au regard tendre, saute à mes côtés sans me quitter des yeux. Me reconnaît-elle ? »
De l'habituel à l'inhabituel, du naturel au surnaturel, le mot pour lui se fit « sagesse », au sens antique du terme, et l'écriture se fit « langage », au sens moderne du terme.
« ... Le bon écrivain est celui qui enterre un mot chaque jour... Pour lui les mots sont artésiens. »
*
Telle fut, dans l'art de Fargue, son exigence formelle : poussée, littéralement, jusqu'au scrupule typographique.
Celui que Valéry saluait familièrement du titre de « prince de la métaphore », ce fils prodigue des lettres françaises fut à sa table d'écrivain le plus farouche et minutieux des autocritiques, le plus impitoyable à toute indécision comme à toute compromission. Pour lui les signes et lettres de typographie entraient d'eux-mêmes, à leur rang, dans l'exercice d'une fonction littéraire où l'exigence de l’œil rejoint celle du souffle et de l'oreille. En un temps où l' « esthétisme » et la mode s'entendaient pour évincer la ponctuation du poème, aussi bien que de la vie, Léon-Paul Fargue fut homme à prendre un train de nuit pour courir en province, chez l'imprimeur, s'assurer sur épreuves de l'emplacement d'une virgule. Ce n'est pas lui qui eût laissé flotter ses vers, au gré des eaux, comme, sur leur radeau, des énervés de Jumièges aux jointures disjointes. « L'art, n'a-t-il pas craint d'écrire, est une question de virgules. »
Et dans la maîtrise de son rythme, ce n'est pas lui non plus qui eût fait bon marché de muettes ni de brèves, d'élisions ni d'ellipses, d'alliances ni d'allitérations, entre toutes consonances harmoniques du texte poétique.
Saint-John Perse, préface aux Poésies de Léon-Paul Fargue, Gallimard, 1963, p. 24-26.