« Alfred Dreyfus. Vérité et Justice » au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme

130 ans après l'affaire Dreyfus, que reste-t-il dans les mémoires de l'histoire de l'innocent injustement condamné, de la forfaiture judiciaire et du combat qui opposa violemment les Français retranchés dans deux camps opposés ? Soulignant la force d’âme et le courage de l’homme face à la raison d’État, l'exposition et le catalogue qui l'accompagne retracent le parcours de ce brillant polytechnicien, issu une famille juive alsacienne profondément patriote, et montrent le rôle décisif que joua le capitaine pour faire triompher la justice.
« La question ne se posait nullement alors, pour nous, de savoir si Dreyfus était innocent ou coupable. Mais de savoir si on n'aurait pas le courage de le déclarer, de le savoir innocent. »
Charles Péguy, Notre Jeunesse, 1910

Au sommaire d'Alfred Dreyfus. Vérité et justice
Édition d'Isabelle Cahn et Philippe Oriol
– Introduction, par Isabelle Cahn et Philippe Oriol
– Histoire sommaire de l'affaire Dreyfus, par Philippe Oriol
– L'Affaire et la politique, par Bertrand Joly
La France de Dreyfus
– « Belle époque » ?, par Pascal Ory
– L'affaire Dreyfus : dimensions de l'antisémitisme, par Pierre Birnbaum
– Les juifs d'Alsace et de France, par Claire Decomps
– L'École polytechnique et ses nombreux élèves juifs, par Félix Perez
– L'armée et les juifs au temps de l'Affaire, par Jérôme Hélie
Accusation et défense
– Les croquis d'audience du journaliste Maurice Feuillet, par Philippe Oriol
– Émile Zola et la conscience humaine, par Martine Le Blond-Zola
– Les illégalités dans les procès Dreyfus et Zola, par Jean-Louis Halpérin
– Lucie Dreyfus : une femme dans l'Affaire, par Élisabeth Weissman
– Bernard Lacaze, dreyfusard de l'avant-veille, par Philippe Oriol
L'île du Diable
Presse et images
– La presse quotidienne dans l'Affaire, par Philippe Oriol
– Les artistes et l'Affaire, par Isabelle Cahn
– Un déferlement de caricatures, par Bertrand Tillier
– Le « Musée des horreurs » de Victor Lenepveu, par Pierre-Olivier Perl
Retentissement de l'Affaire
– Les intellectuels et l'Affaire, par Perrine Simon-Nahum
– Du légalisme républicain à l'engagement citoyen, par Philippe Landau
– Les protestants dans l'Affaire, par Patrick Cabanel
– Les juifs et l'affaire Dreyfus dans le monde, par Vincent Duclert
– La loi 1905, fille de l'Affaire, par Pierre-Yves Kirschleger
– « Hommage au capitaine Dreyfus » : une nouvelle Affaire ?, par Pascale Samuel
– Une figure historique au cœur des sociétés démocratiques, par Vincent Duclert
Annexes
– Chronologie, par Léa Weill
– Liste des œuvres et des documents exposés
– Index des noms
› En librairie : Alfred Dreyfus. Vérité et justice, Gallimard/mahJ, 2025
› En savoir plus sur l'exposition : www.mahj.org
Correspondances autour de l'Affaire
Nous vous proposons une sélection de lettres échangées autour de l'affaire Dreyfus, entre décembre 1894 et juillet 1906, à la veille de la cassation du procès de Rennes et de la réhabilitation du capitaine Dreyfus.
Le 4 décembre 1894, le gouverneur militaire de Paris signe l'ordre de mise en jugement de Dreyfus. Le capitaine a été arrêté le 15 octobre et tenu au secret.

Alfred Dreyfus à Lucie Dreyfus, 4 décembre 1894
Ma chère Lucie,
Enfin je puis t’écrire un mot, on vient de me signifier ma mise en jugement pour le 19 de ce mois. On me refuse le droit de te voir. Je ne peux pas te décrire tout ce que j’ai souffert, il n’y a pas au monde de termes assez saisissants pour cela.
Te rappelles‑tu quand je te disais combien nous étions heureux ? Tout nous souriait dans la vie. Puis tout à coup un coup de foudre épouvantable, dont mon cerveau est encore ébranlé. Moi, accusé du crime le plus monstrueux qu’un soldat puisse commettre ! Encore aujourd’hui je me crois le jouet d’un cauchemar épouvantable.
Mais j’espère en Dieu et en la justice, la vérité finira bien par se faire jour. Ma conscience est calme et tranquille, elle ne me reproche rien. J’ai toujours fait mon devoir, jamais je n’ai fléchi la tête. J’ai été accablé, atterré dans ma prison sombre, en tête à tête avec mon cerveau j’ai eu des moments de folie farouche, j’ai même divagué, mais ma conscience veillait. Elle me disait : « Haut la tête et regarde le monde en face ! Fort de ta conscience, marche droit et relève‑toi ! C’est une épreuve épouvantable, mais il faut la subir. »
Je ne t’écris pas plus longuement, car je veux que cette lettre parte ce soir.
Écris‑moi longuement, écris‑moi tout ce que font les nôtres.
Je t’embrasse mille fois comme je t’aime, comme je t’adore, ma Lucie chérie.
Mille baisers aux enfants. Je n’ose pas t’en parler plus longuement, les pleurs me viennent aux yeux en pensant à eux.
Écris‑moi vite,
Alfred
Toutes mes affections à toute la famille. Dis-leur bien que je suis aujourd’hui ce que j’étais hier, n’ayant qu’un souci, c’est de faire mon devoir.
M. le Commissaire du gouvernement m’a prévenu que ce serait Me Demange qui se chargerait de ma défense. Je pense donc le voir demain. Écris-moi à la prison ; tes lettres passeront, comme les miennes, par M. le Commissaire du gouvernement.
Alfred Dreyfus, Lucie Dreyfus, Écrire, c’est résister. Correspondance 1894‑1899, éd. de M.-N. Coche et V. Duclert, Gallimard, 2019 (« Folio histoire »)
Alfred Dreyfus est condamné à la dégradation et à la déportation perpétuelle pour haute trahison à l'issue de son procès qui s'est tenu du 19 au 22 décembre 1894. Sa famille, empêchée de le rejoindre, mettra tout en œuvre pour découvrir le véritable coupable.
Lucie Dreyfus à Alfred Dreyfus, 23 décembre 1894
Mon pauvre, pauvre Fred chéri,
Quel malheur, quelle torture, quelle ignominie. Nous en sommes tous terrifiés, anéantis. Je sais comme tu es courageux, je t’admire. Tu es un malheureux martyr. Je t’en supplie, mon pauvre Fred, supporte encore vaillamment ces nouvelles tortures. Notre vie, notre fortune à tous sera sacrifiée à la recherche du coupable ; nous le trouverons, il le faut. Tu seras réhabilité. Nous avons passé près de cinq années de bonheur absolu, vivons sur ce souvenir ; un jour, justice se fera et nous serons encore heureux. Tes enfants t’adoreront ! Nous ferons de ton fils un homme tel que toi ; je ne pourrai pas lui choisir de plus bel exemple.
J’espère bien que je serai autorisée à te voir. En tout cas, mon adoré, sois certain d’une chose, c’est que je te suivrai si loin qu’on t’enverra. Je ne sais si la loi m’autorise à t’accompagner, mais en tout cas, elle ne peut pas m’empêcher de te rejoindre et je le ferai. Encore une fois courage, mon chéri, il faut que tu vives pour nos enfants, pour moi.
Je t’embrasse mille et mille fois.
Ta femme dévouée,
Lucie
Nos deux familles t’embrassent bien tendrement.
Alfred Dreyfus, Lucie Dreyfus, Écrire, c’est résister. Correspondance 1894‑1899, éd. de M.-N. Coche et V. Duclert, Gallimard, 2019 (« Folio histoire »)
En novembre 1897, Émile Zola est convaincu de l’innocence de Dreyfus par le vice-président du Sénat Auguste Scheurer-Kestner. L'avocat Louis Leblois avait fait part à ce dernier en juillet de la découverte par le commandant Picquart de la culpabilité du commandant Esterhazy, que l'état-major s'efforce de couvrir.
Lettre d'Émile Zola à Alexandrine Zola, 8 novembre 1997
Chère femme,
[...] Ce matin, des visites encore, et une entre autres, d’un intérêt passionnant. Je te confie cela, en te demandant le plus absolu silence, car je l’ai promis. Je ne sais si tu suis l’affaire Dreyfus, ce capitaine condamné il y a trois ans, pour crime de trahison. Or, aujourd’hui, le bruit s’est répandu qu’il était innocent, et la presse entière mène grand tapage, depuis que M. Scheurer-Kestner a pris l’affaire en mains, en promettant de faire la vérité. De la part de ce dernier, un M. Leblois, avocat, est venu me voir, comme il est allé voir Coppée, pour me mettre au courant de toute l’histoire. Les pièces qui m’ont été soumises m’ont absolument convaincu : Dreyfus est innocent, il y a là une épouvantable erreur judiciaire, dont la responsabilité va retomber sur tous les gros bonnets du ministère de la Guerre. Le scandale va être affreux, une sorte de Panama militaire. Je ne puis te raconter les choses en détail, ce serait trop long, et puis je ne veux pas les confier à cette lettre, qui pourrait s’égarer, qu’on pourrait lire. Sans doute, samedi, je déjeunerai chez M. Scheurer-Kestner, qui désire causer avec moi. — Sois sans crainte, tu sais combien je suis prudent. Je ne me mettrai en avant que si je dois le faire, après avoir songé que je ne suis pas seul dans la vie et que j’ai charge d’âmes. J’avoue qu’un tel drame me passionne, car je ne connais rien de plus beau. — Suis attentivement l’affaire dans les journaux français que tu lis ; et, dès ton retour, si l’affaire n’est pas encore publique, je te mettrai au courant de vive voix. [...]
Émile Zola
Émile Zola, Lettres à Alexandrine (1876-1901), éd. sous la dir. de Brigitte Émile-Zola et Alain Pagès, Gallimard, 2014
« C'est un crime d'avoir accusé de troubler la France ceux qui la veulent généreuse, à la tête des nations libres et justes, lorsqu'on ourdit soi-même l'impudent complot d'imposer l'erreur, devant le monde entier. C'est un crime d'égarer l'opinion, d'utiliser pour une besogne de mort cette opinion qu'on a pervertie, jusqu'à la faire délirer. C'est un crime d'empoisonner les petits et les humbles, d'exaspérer les passions de réaction et d'intolérance en s'abritant derrière l'odieux antisémitisme, dont la grande France libérale mourra, si elle n'en est pas guérie. »
Émile Zola, J'Accuse... !
Lettre au président de la République, 13 janvier 1898
À la suite de l’acquittement d'Esterhazy, qui a comparu devant le conseil de guerre dans un procès à huis-clos, Émile Zola publie « J'Accuse... ! » dans L'Aurore du 13 janvier 1898. Il espère ainsi obliger le gouvernement à rouvrir l'affaire.

Marcel Drouin à André Gide [13 janvier 1898]
Cher André,
[...] Je vais tâcher de trouver un second numéro de L’Aurore pour vous l’envoyer. Nous craignons tant que vous ne lisiez pas in extenso le discours de Zola ! [« J’accuse » a paru le matin même dans L’Aurore]. Depuis trois heures, il me gonfle de passion. Il paraît que je n’ai pas encore une âme de fonctionnaire car j’ai retrouvé dès les premières lignes l’enthousiasme dont me soulevait autrefois l’admirable lettre de Rousseau au Cardinal-archevêque de Paris. Malgré la peur que cette voix ne soit étouffée comme les autres, l’exaltation ici dépasse la tristesse. La Faute de l’abbé Mouret n’était pas mal, Germinal, très bien ; mais comme ceci est plus beau ! Comme tous ceux à qui l’on interdit la parole, ou qui parleraient sans autorité, tressaillent quand un homme parle si bien pour eux ! Duclaux, de l’Institut Pasteur n’est pas moins franc du collier. Je crois qu’en effet l’affaire commence ; je crois que le procédé de Zola est, comme il en convient lui-même, révolutionnaire ; c’est-à-dire, en l’espèce, le seul bon ; je crois que, fût-il provoqué vingt fois, Zola a le droit de refuser tout duel avant que la Cour d’Assises ait prononcé ; et, s’il doit aller sur le terrain ensuite quelle fin ce serait, pour un homme de lettres, de mourir ainsi. Chose étrange que le besoin de justice. [...]
Marcel
André Gide, Marcel Drouin, Correspondance, 1890-1943, éd. de Nicolas Drouin, Gallimard, 2019
Poursuivi pour diffamation à la suite de la publication de « J'accuse ! », Zola comparaît devant le tribunal de la Seine du 7 au 23 février. Échappant au huis-clos des tribunaux militaire, l'affaire devient publique. L'écrivain sera condamné à un an d'emprisonnement et à 3 000 francs d'amende.
Henri Ghéon à André Gide, 23 février 1898
[...] Les choses, vous les savez par les journaux ; ce que vous ne pouvez sentir c'est l'excitation nerveuse de la rue aux abords du Palais de Justice : j'y ai passé avant-hier deux heures avec Cremnitz et j'ai éprouvé une ivresse ignorée faite d'attente, de crainte, de révolte véritablement vivifiante. II y a une lâcheté et une bêtise dans la foule qu'on coudoie avec la joie de se sentir un peu supérieur et, malgré tout, cet être collectif aux opinions contradictoires, où se mêlent les moutons, les meneurs, les indifférents, les salariés et les passionnés, dégage une force stupéfiante. Quand on s'y trouve on voudrait crier et se battre, on en sort brisé et incapable d'effort. Qu'adviendra-t-il ? Je n'en sais rien, rien ne m'étonnera ; nous vivons dans un autre âge, toute précision est mal fondée. [...]
Henri Ghéon
Henri Ghéon, André Gide, Correspondance, 1897-1903, éd. d'Anne-Marie Moulènes et Jean Tipy, Gallimard, 1976
Détenu à l'Île du Diable où il a été déporté en 1895, son courrier censuré, Alfred Dreyfus est maintenu dans l'ignorance de la campagne engagée pour sa défense. Combatif, « confiant dans la haute équité du Chef de l’État », il réclame à plusieurs reprises la révision de son procès au président de la République.
Alfred Dreyfus à Lucie Dreyfus, 27 juin 1898
Ma chère et bonne Lucie,
Je te sens à travers la distance, si angoissée toi-même, souffrant non seulement de tes souffrances, mais des miennes que je veux venir encore te causer, quoique je t’aie écrit il y a quelques jours, me rapprocher de toi plus près encore que par la pensée, qui cependant, ne te quitte pas, toujours aussi pour te répéter les paroles qui doivent soutenir ton inébranlable courage.
Comme je te l’ai dit, innocent de ce crime abominable, mon cri d’appel, je l’ai jeté vers la patrie pour demander mon honneur, la révision de mon procès.
Nous avons trop souffert moralement l’un et l’autre, nos souffrances durent depuis trop longtemps, les heures sont trop lourdes, pour que je puisse te parler de moi. Tout ce que je puis te dire, c’est que nuit et jour, à toutes les heures, à toutes les minutes, ma pensée, tout ce qu’il y a de vivant en moi est pour toi, pour nos enfants.
Ma vie, certes, est à mon pays, aujourd’hui comme hier, mais mon honneur ne lui appartient pas, c’est le patrimoine de nos enfants, le bien propre de deux familles. Aussi, innocent de ce crime abominable, mon cri d’appel, je l’ai encore jeté à la patrie, pour réclamer cet honneur, de tout mon cœur de Français et de soldat, de tout mon cœur d’époux et de père, pour demander la révision enfin de mon procès à Monsieur le Président de la République.
Je t’embrasse comme je t’aime, de toute la puissance de mon affection, ainsi que nos chers et adorés enfants.
Ton dévoué
Alfred
Alfred Dreyfus, Lucie Dreyfus, Écrire, c’est résister. Correspondance 1894‑1899, éd. de M.-N. Coche et V. Duclert, Gallimard, 2019 (« Folio histoire »)
Émile Zola est exilé en Angleterre lorsque la Chambre criminelle de la Cour de cassation déclare recevable la demande de révision du procès Dreyfus, le 29 octobre 1898. Son enquête clôturée le 9 février 1899, la Chambre criminelle est dessaisie au profit des trois Chambres réunies, dans le but d’empêcher le processus de révision – en vain. Le 3 juin 1899, la Cour de cassation casse le jugement de 1894 et renvoie Dreyfus devant le Conseil de guerre de Rennes.
Lettre d'Émile Zola à Jeanne Rozerot, 5 février 1899
Chère femme bien-aimée, Mirbeau est venu passer ici tout un jour avec moi ; et, avant de quitter Londres, il est revenu, avant-hier, dîner encore dans mon refuge. Les nouvelles qu'il m'a apportées de Paris, sont excellentes. Malgré toutes les abominations qui se passent, ceux de nos amis qui savent les choses sont sans inquiétude sur l'acquittement final de Dreyfus. L'enquête de la Cour établit si nettement son innocence, paraît-il, que, lorsqu'elle aura été rendue publique, aucun tribunal au monde, quel qu'il soit, ne pourra le recondamner. C'est bien pour cela que les bandits font en ce moment tout ce qu'ils peuvent pour supprimer cette enquête mais ils ne pourront y parvenir, et c'est donc la victoire certaine, tôt ou tard, au travers de n'importe quelles ignominies. Le renseignement que je donne là est certain, car il vient d'une personne qui connaît toute l'enquête et que je ne te nomme pas, par prudence. J'en ai été bien soulagé. Mais si la vérité et la justice doivent venir fatalement un jour, il est beaucoup plus difficile de dire si ce jour sera dans un mois, dans deux ou quatre mois. L'incertitude est toujours immense. Je pense que l'arrêt de la Cour de cassation ne peut plus guère être rendu que dans la seconde moitié du mois de mars, mettons du 20 au 25 mars. À cette époque-là, il est donc très possible que je rentre. [...]
Émile Zola, Lettres à Jeanne Rozerot, 1892-1902, éd. de Brigitte Émile-Zola et Alain Pagès, Gallimard, 2004
Le jugement de Rennes, qui a condamné le 9 septembre 1899 Alfred Dreyfus à dix ans de détention avec circonstances atténuantes, est cassé le 12 juillet 1906 après plus d'un mois de débats. Dreyfus est enfin réhabilité, élevé au grade de chevalier de la Légion d'honneur mais, bien que réintégré dans l'armée, sa carrière est bloquée.
Jacques Rivière à Alain-Fournier, 3 juillet 1906
[...] L'incroyable indifférence, qui environne ces temps-ci la révision de l'Affaire Dreyfus, ne peut étonner que des esprits superficiels. Croit-on que jamais un Français se soit passionné pour l'innocence ou la culpabilité de M. Dreyfus. Allons donc. La bêtise n'atteint pas à ces degrés. Que nous foutait à tous, que Dreyfus ait ou non trahi ? Il y avait d'un côté ceux qui aimaient le costume militaire, de l'autre ceux qui préféraient la robe de professeur. Ou plutôt il y avait une France qui haïssait l'autre France. Et cette dualité subsiste. Seulement au lieu de prétexter Dreyfus, elle invoque Combes, ou la Séparation. Déjà même cette affaire semble enterrée. On manque d'un qualificatif pour s'injurier. Mais on en trouvera bientôt un. Ce qui est véritable et profond c'est la haine sourde, tenace, constante de certains hommes pour certains autres. Et cette haine, à laquelle le peuple s'attache passionnément et patiemment, est sans raison. Elle est et voilà tout. Elle signifie une tendance de la vie, se heurtant à une résistance du passé. C'est tout. Si on arrive jamais à une concordance, cela ne sera ni mieux ni pire. Ce sera une autre forme du progrès simplement. Et surtout il faut ôter au mot progrès son sens moral de perfectionnement. Le progrès, c'est la marche en avant toujours également belle dans ses multiples péripéties. [...]
Jacques
Jacques Rivière, Alain-Fournier, Correspondance, 1904-1914, éd. de Pierre de Gaulmyn et Alain Rivière, Gallimard, 1991
« Parmi les dreyfusards ne pouvaient figurer selon eux, en plus des coquins avérés, des antimilitaristes antifrançais, que des jobards. Sentant bien que la vérité n'était pas de leur côté, ils allèrent jusqu'à faire une apologie du mensonge. Il y avait des vérités dangereuses, des mensonges utiles. L'amour du vrai n'allait pas sans quelque sottise : il fallait distinguer ; tout était relatif ; la religion seule pouvait prétendre à l'absolu ; mais dès qu'on descendait dans le temps, dans l'histoire, l'événement, sans couleur propre, prenait celle de l'éclairage. On devait tenir pour vrai l'opportun. »
André Gide, Journal, 23 avril 1932