Alain Finkielkraut nous parle de Pêcheur de perles
« Je me suis plongé dans les carnets de citations que j’accumule pieusement depuis plusieurs décennies. J’ai tiré de ce vagabondage les phrases qui me font signe, qui m’ouvrent la voie, qui désentravent mon intelligence de la vie et du monde. Et plutôt que de les mettre au service d’une thèse ou d’une démonstration, je me suis laissé guider par elles, sans idée préconçue. Ces phrases n’étaient pas pour moi des ornements, mais des offrandes. Elles ne décoraient pas la pensée, elles la déclenchaient ; elles ne l’illustraient pas, elles l’arrachaient au sommeil. »
Pêcheur de perles… Qu’est-ce qui vous a inspiré ce titre très poétique ?
Un jour où j’ai eu l’idée de relire certains des cahiers où j’ai noté nombre de citations, j’en ai choisi quelques unes, ou disons plutôt qu’elles m’ont sauté au visage, et j’ai éprouvé le désir de les approfondir, de réfléchir à partir d’elles. Ce qui m’a amené à composer cet essai rapsodique. J’ai alors relu le très beau chapitre que Hannah Arendt consacre à Walter Benjamin dans Vies politiques, où elle décrit ce grand collectionneur de citations comme un « pêcheur de perles » qui va au fond des mers « en arracher le riche et l’étrange ». J’ai voulu, à mon tour, être pêcheur de perles.
Extraire des citations est-il pour vous la meilleure façon de lire ?
Ce n’est pas la « meilleure » façon, car il n’y a pas de recette. J’aime beaucoup, quand je lis, lever la tête. C’est pour moi la beauté même de l’exercice de la lecture : soudain une phrase me retient, me requiert, et je lève la tête – y compris en lisant un roman, car la qualité des romans ne se juge pas exclusivement à leur intrigue. Quand une phrase me paraît captivante, éblouissante, inspirante, je la recueille. Je fais même pire : je souligne dans le volume, c’est une sorte de vandalisme affectueux !
Vous avez choisi quinze citations d’auteurs très différents, y compris l’inattendu Paul McCartney. Est-ce un aperçu de votre bibliothèque idéale ?
Ce sont plutôt des phrases sous l’autorité desquelles j’avais envie d’engager une réflexion. Bien sûr, certains auteurs me sont particulièrement chers, leurs livres sont constamment ouverts devant moi, comme Hannah Arendt, Milan Kundera et Emmanuel Levinas. Mais quand j’ai cherché une citation sur la nostalgie, Yesterday m’est revenu en mémoire. Comme j’ai une affection particulière pour McCartney depuis l’adolescence, j’étais très heureux de le faire figurer aux côtés des grands auteurs, entre Tocqueville et Virginia Woolf. C’est aussi une façon de dire que je ne suis pas tout d’une pièce, que mes engouements m’emmènent au-delà du monde étroit de la culture.
La table des matières ressemble à une brève anthologie…
Oui, parce que chaque tête de chapitre est une citation, dont la table reprend les premières lignes. Et ces phrases à la suite produisent un effet poétique, car elles sont plus belles que les titres que j’aurais pu imaginer. L’ouvrage se clôt sur une citation de Hölderlin : « Il y a tant à défendre ! Il faut être fidèle », sans autre commentaire… En effet, j’ai voulu la laisser telle quelle, parce qu’elle résume à elle seule ma position dans le monde et dans l’existence. Le progressiste que j’étais a peu à peu perçu les vertus de la fidélité : à la langue, à la beauté du monde, à la culture, à tout ce qui s’en va. Cela me vaut d’être souvent qualifié de conservateur, voire de réactionnaire. Mais comme Walter Benjamin le disait en substance, « Que le monde continue à aller comme il va, c’est cela la catastrophe ».
Écrivain, essayiste et producteur de radio, Alain Finkielkraut est né en 1949. Après des études à Normale Sup et une agrégation de lettres modernes, il enseigne à l’université de Californie à Berkeley puis à l’École polytechnique de Paris. Il est élu à l’Académie française en 2014.