Roger Grenier (1919-2017)

Écrivain récompensé par le Grand Prix de littérature de l’Académie française en 1985, journaliste et homme de radio, Roger Grenier s’est éteint le 8 novembre 2017. Membre du comité de lecture de Gallimard depuis 1971, il était une figure emblématique et attachante de la maison d’édition, où son premier livre avait été publié en 1948 par Albert Camus, et dans laquelle il fut lui-même éditeur.

« J'admire chez Roger Grenier l'art d'un magicien laconique du temps. Roger est ce marin bricoleur qui “fait tenir” dans une bouteille un trois-mâts sous les vents alizés, avec l'océan et ses grands fonds, le ciel, le sel, l'iode et la courbure de la terre. Il peut “faire tenir” toute une enfance dans les vingt-quatre pages de Tras los montes, toute une vie (et sa perte) dans les cinquante pages de La Guêpe, les destins successifs de deux générations dans La Répétition, et des dizaines d'années dans les quelques pages du Pierrot noir. » Claude Roy, L’Étonnement du voyageur, 1990.

« Bref, j’ai toujours été un scribe »

Pour ma part, lorsque j’étais écolier ou lycéen, je n’ai guère écrit. Et je ne me souviens pas d’un livre qui m’aurait donné envie d’écrire. Je n’étais d’ailleurs pas très bon en français. Mon point fort, c’était le latin. Pourtant ma famille, mon entourage m’avaient classé une fois pour toutes comme un littéraire. C’est étrange, on est souvent étiqueté de la sorte sans avoir rien fait. Sans doute parce que je lisais beaucoup. J’ai raconté comment ma mère, inquiète de me trouver toujours à plat ventre sur un tapis, le nez dans un livre, me conduisit à Bordeaux pour consulter un grand professeur de médecine. (Nous habitions Pau et Bordeaux était notre capitale.) Elle avait peur que tant de lecture ne me détraque quelques rouages dans la tête. Après tout, et bien que le professeur ait beaucoup ri, sa peur n’était pas tout à fait ridicule. On sait ce qui arrive à Don Quichotte, pour avoir lu trop de romans de chevalerie. Cette réputation me poursuivait. S’il y avait quelque chose à écrire, on s’adressait à moi. Les programmes du calamiteux cinéma que mes parents avaient acheté à Pau. Le journal des étudiants de Clermont-Ferrand. Soldat à Marseille, en 1940, après la retraite, il m’est arrivé de faire l’écrivain public, d’écrire des lettres, pour les putains, dans les cafés du Vieux-Port. Et mon adjudant, homme sympathique, mais trop sentimental, avait recours à moi pour exposer ses ennuis amoureux au courrier du cœur de Marie-Claire : « Ma femme et ma fille étaient restées en zone occupée. J’ai multiplié les démarches, certaines humiliantes, pour les faire venir près de moi. J’ai réussi. À présent, elles sont là, et j’ai perdu ma liberté. Que faire, mais que faire ? » Au lendemain de la Libération de Paris, j’ai été dirigé vers les petits journaux « issus de la Résistance », comme on disait. Et je suis devenu un journaliste. Bref, j’ai toujours été un scribe.

Bientôt, je me suis retrouvé à Combat. Il n’y avait rien de mieux pour éveiller une vocation. À Combat, tout le monde avait écrit, écrivait, allait écrire un livre. Ce quotidien était presque une succursale de la NRF. Le rédacteur en chef en était Albert Camus. Mais, encore plus symboliquement, le directeur était Pascal Pia, c’est-à-dire un écrivain d’un type supérieur, puisque au talent, au génie peut-être, il ajoutait cette qualité suprême : le refus de publier et le choix du silence.

Alors, pour savoir si j’étais capable de faire comme tout le monde, comme j’avais assisté en tant que journaliste à beaucoup de procès, j’ai écrit un petit essai sur le fonctionnement de l’appareil judiciaire, dont Sartre et Merleau-Ponty publièrent des extraits dans Les Temps modernes, et que Camus édita dans sa collection Espoir. Un titre qui donnait lieu à des plaisanteries entre nous, car les premiers ouvrages de la collection Espoir étaient L’Asphyxie, de Violette Leduc, On joue perdant, de Colette Audry, Le Dernier des métiers, de Jacques-Laurent Bost, L’Erreur, de Jean Daniel, Une métaphysique tragique, d’Émile Simon, et maintenant mon Rôle d’accusé.

En prenant mon manuscrit, Camus me donna le contrat type en vigueur à l’époque. On s’engageait pour dix livres. Avec celui qu’on venait d’apporter, cela faisait onze. Je signai en ricanant, persuadé que je n’écrirais plus jamais. Puis, toujours l’émulation, j’ai écrit un roman pour voir si je savais aussi faire un roman. Puis des nouvelles. Écrire a tourné à l’habitude, pour ne pas dire à la manie, une manie dans laquelle je m’enfonce chaque jour davantage, de sorte qu’à présent, je suis incapable de goûter aucune autre activité, aucune autre distraction. J’en suis arrivé à me sentir coupable quand je n’écris pas. Est-ce une raison de vivre ? Dans les moments où cela va mal et où il ne reste rien d’autre, peut-être. Mais je dirais plutôt que l’écriture m’est devenue une façon de vivre. On peut penser qu’au bout du chemin, écrire, ne pas écrire, le résultat est le même. Disons que c’est un divertissement, au sens pascalien, que je me suis trouvé, sans y attacher plus d’importance qu’il ne convient.

Dans La Mouette, Trigorine, auteur célèbre, feint de se plaindre : « Un récit à peine terminé, il faut, on ne sait pourquoi, que j’en commence un autre, puis un troisième, puis un quatrième... J’écris sans arrêt, comme si je courais la poste, et pas moyen de faire autrement. »

Roger Grenier, Le Palais des livres, Gallimard, 2011.

 

Roger Grenier par Michel Crépu

Avançant dans le couloir de Gallimard, à petite vapeur, du haut modeste de ses 95 ans, quand il venait encore au comité. Roger Grenier était un être de littérature au sens le plus simple, le plus foncier, le plus paisiblement viscéral de ce terme, le plus doux. C’est quoi la littérature ? De la neige qui tombe à la fenêtre comme dans les nouvelles de Tchekhov, l’un de ses auteurs favoris (il lui avait consacré un essai exquis : Regardez la neige qui tombe, dans la collection « L’un et l’autre » de J.B. Pontalis, son ami), pas le seul, loin de là. N’allons d’ailleurs pas trop vite à le baptiser dans un sens ou dans un autre. Il aimait autant Flannery O’Connor la bernanosienne d’Amérique qu’Emmanuel Bove, des faubourgs de Vitry-sur-Seine. Quand on essaie de comprendre ce qui reliait ces mondes d’écrivains les uns aux autres qui ne cessaient d’habiter sa bibliothèque de cœur, on se rend compte que Roger Grenier n’aimait rien tant que le son juste de la vérité. Non la vérité hénaurme qui époustoufle comme chez le gros Bloy, mais la vérité qui tinte comme une petite soucoupe de porcelaine un après-midi d’été. Là, se croisent Tchekhov et Fitzgerald, Camus et Hemingway, ces écrivains-journalistes qui savent ce que vaut la notoriété : des nèfles. Alors Roger, lui demandait-t-on, quoi de neuf ? Et lui : « Camus ! » L’auteur de La Peste l’avait engagé à Combat dès la Libération, il en gardait mille historiettes d’anti-héros. L’auto-ironie (il n’en est point d’autre) lui servait de radiateur portatif. De là, cet humour discret qui le faisait pouffer dans un escalier de la « Maison », au détour d’une anecdote dont il ne se lassait pas de régaler son interlocuteur du moment. On chercherait en vain quelque autre écrivain pour lui damer le pion en matière de lucidité nette. Sur le terrain de la non complaisance, de l’indifférence amusée à l’effet, Grenier était un roi. Il faut se perdre un peu dans sa bibliographie où brillent discrètement de petits chefs-d’œuvres : Avant une guerre, Pascal Pia ou le droit au néant, Trois heures du matin Fitzgerald : autant de sonates à peine jouées, comme chez les grands pianistes, ceux qui font entendre la note sans la jouer. C’est le grand art que pratiquait Roger Grenier et tant pis pour ceux qui passent à côté. L’époque où nous sommes ne donne pas toujours l’impression d’avoir l’oreille pour ce genre de silence. C’est à voir et Roger Grenier, à quatre-vingt-dix-huit ans, année de sa mort, lisait les jeunes manuscrits avec une égale attention. Il était entré au comté de lecture de Gallimard en 1971 et obtenu le prix Femina en 1972 pour Ciné-roman. Une vie avec les livres, sans cesse à guetter les miracles de la littérature, avec patience. Faire attention, mine de rien : telle est peut-être, tout simplement, la morale à retirer de ce destin littéraire si amusé d’avoir été, un bon moment, de la partie. 

Michel Crépu, « Roger », lanrf.fr, 9 novembre 2017

 

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