René Char (1907-1988)
Un temps très proche du surréalisme, René Char consacra sa vie, après la Deuxième Guerre mondiale au cours de laquelle il participa activement à la Résistance, à une œuvre poétique qui lui valu une audience internationale. Il fut selon Albert Camus « le plus grand événement dans la poésie française depuis Rimbaud ».
« De nos jours [René Char] est le poète qui en France élève le plus haut son chant et qui communique la plus grande richesse humaine. Et quand on parle de poésie, on est près de l’amour, cette grande force que l’on ne peut remplacer par l’argent qui est vil, ni par cette malheureuse chose qu’on appelle la morale. » Albert Camus, Interview au Diário de São Paulo, 6 août 1949
14 juin 1907. Naissance de René Char à l’Isle-sur-Sorgue (Vaucluse). 1929-1934. Adhésion au surréalisme et vie parisienne. Amitié avec Paul Éluard. Première rencontre avec Alberto Giacometti. Publication du Marteau sans maître (Éditions surréalistes). 1936-1939. Collabore à la revue Cahiers d’Art dirigée par Christian Zervos et côtoie de nombreux artistes à la galerie éponyme dirigée par Yvonne Zervos. Première collaboration avec l’éditeur GLM (Guy Lévis Mano). Publication du poème Le Visage nuptial (Éditions Beresniak), inspiré par l'épouse de Tristan Tzara, Greta Knutson. 1940-1945. Mobilisé à Nîmes, part en Alsace jusqu’en mai 1940. Retour à l’Isle-sur-Sorgue où, dénoncé comme militant d’extrême gauche par la police de Vichy, il se refugie à Céreste (Basses-Alpes). Adhère à l’Armée Secrète, s’engage au FFC. Devient chef départemental de la SAP (Section Atterrissage pour les Basses-Alpes) sous le nom de Capitaine Alexandre. Publication de Seuls demeurent (Gallimard). 1946-1948. Publication des Feuillets d’Hypnos, journal de guerre, dédicacé à Albert Camus (Gallimard). Projet d’illustration des « Trois sœurs » par Giacometti. Publication de Fureur et mystère (Gallimard). 1949-1955. Collaboration avec Braque et Staël. 1955. Parution de Recherche de la base et du sommet (Gallimard) et de Poèmes des deux années, avec un frontispice d’Alberto Giacometti (GLM). 1957. Création à Cologne du Visage nuptial mis en musique par Pierre Boulez. 1960. Acquisition de la maison des « Busclats » à l’Isle-sur-Sorgue. 1963-1965. Publication de Retour Amont, illustré de quatre eaux-fortes de Giacometti (GLM). 1967-1982. Nombreuses publications de recueils de poèmes et d’ouvrages écrits en collaboration avec ses amis peintres : Picasso, Vieira da Silva, Fernández, Miró, Lam, Galpérine, Zao Wou Ki. 1983. Publication des œuvres complètes dans la Pléiade (Gallimard). 19 février 1988. Mort de René Char.
La poésie de René Char par Albert Camus
On ne rend pas justice en quelques pages à un poète comme René Char, mais on peut au moins le situer. Certaines œuvres méritent qu’on saisisse tous les prétextes pour témoigner, même sans nuances, de la gratitude qu’on leur doit. Et je suis heureux que cette édition allemande de mes poèmes préférés me donne l’occasion de dire que je tiens René Char pour notre plus grand poète vivant et Fureur et mystère pour ce que la poésie française nous a donné de plus surprenant depuis les Illuminations et Alcools.
La nouveauté de Char est éclatante, en effet. Il est sans doute passé par le surréalisme, mais il s’y est prêté plutôt que donné, le temps d’apercevoir que son pas était mieux assuré quand il marchait seul. Dès la parution de Seuls demeurent, une poignée de poèmes suffirent en tout cas à faire lever sur notre poésie un vent libre et vierge. Après tant d’années où nos poètes, voués d’abord à la fabrication de « bibelots d’inanité », n’avaient lâché le luth que pour emboucher le clairon, la poésie devenait bûcher salubre. Elle flambait, comme ces grands feux d’herbes qui, dans le pays du poète, parfument le vent et engraissent la terre. Nous respirions enfin. Le mystère naturel, les eaux vives, la lumière faisaient irruption dans la chambre où la poésie s’enchantait jusqu’alors d’ombres et d’échos. On peut parler ici de révolution poétique.
Mais j’admirerais moins la nouveauté de cette poésie si son inspiration, en même temps, n’était à ce point ancienne. Char revendique avec raison l’optimisme tragique de la Grèce présocratique. D’Empédocle à Nietzsche, un secret s’est transmis de sommet en sommet, dont Char reprend, après une longue éclipse, la dure et rare tradition. Le feu de l’Etna couve sous quelques-unes de ses formules insoutenables, le vent royal de Sils Maria irrigue ses poèmes et les fait retentir d’un bruit d’eaux fraîches et tumultueuses. Ce que Char appelle « la sagesse aux yeux pleins de larmes » revit ici, à la hauteur même de nos désastres.
Ancienne et nouvelle, cette poésie combine le raffinement et la simplicité. Elle porte du même élan les jours et la nuit. Dans la grande lumière où Char est né, on sait que le soleil est parfois obscur. À 2 heures, quand la campagne est recrue de chaleur, un souffle noir la recouvre. De même, chaque fois que la poésie de Char semble obscure, c’est par une condensation furieuse de l’image, un épaississement de la lumière qui l’éloigne de cette transparence abstraite que nous ne réclamons le plus souvent que parce qu’elle n’exige rien de nous. Mais en même temps, comme dans la plaine ensoleillée, ce point noir solidifie autour de lui de vastes plages de lumière où les visages se dénudent. Au centre du Poème pulvérisé, par exemple, se tient un foyer mystérieux autour duquel tournent inlassablement des torrents d’images chaleureuses.
C’est pourquoi aussi cette poésie nous comble si exactement. Au sein de l’obscurité où nous avançons, la lumière fixe et ronde des ciels valéryens ne nous servirait de rien. Elle serait nostalgie, non secours. Dans l’étrange et rigoureuse poésie au contraire que Char nous offre, notre nuit elle-même resplendit, nous réapprenons à marcher. Ce poète de tous les temps parle exactement pour le nôtre. Il est au cœur de la mêlée, il donne ses formules à notre malheur comme à notre renaissance : « Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel. »
La poésie de Char habite justement l’éclair, et non seulement au sens figuré. L’homme et l’article, qui marchent du même pas, se sont trempés hier dans la lutte contre le totalitarisme hitlérien, aujourd’hui dans la dénonciation des nihilismes contraires et complices qui déchirent notre monde. Du combat commun. Char a accepté le sacrifice, non la jouissance. « Être du bond, non du festin, son épilogue. » Poète de la révolte et de la liberté, il n’a jamais accepté la complaisance ni confondu, selon son expression, la révolte avec l’humeur. On ne dira jamais assez, et tous les hommes tous les jours nous le confirment, qu’il est deux sortes de révolte dont l’une cache d’abord une aspiration à la servitude, mais dont l’autre revendique désespérément un ordre libre où, selon le mot magnifique de Char, le pain serait guéri. Char sait justement que guérir le pain revient à lui donner sa place, au-dessus de toutes les doctrines, et son goût d’amitié. Ce révolté échappe ainsi au sort de tant de beaux insurgés qui finissent en policiers ou en complices. Il s’élèvera toujours contre ceux qu’il appelle les affûteurs de guillotine. Il ne veut pas du pain des prisons et jusqu’à la fin le pain chez lui aura meilleur goût pour le vagabond que pour le procureur.
On comprend alors comment ce poète des insurgés n’a aucun mal à être celui de l’amour. Sa poésie y plonge au contraire des racines tendres et fraîches. Tout un aspect de sa morale et de son art se résume dans la fière formule du Poème pulvérisé : « Ne te courbe que pour aimer. » Car il s’agit pour lui de se courber en effet et l’amour qui court à travers son œuvre, si virile d’autre part, a l’accent de la tendresse.
Voilà pourquoi encore Char, aux prises, comme nous tous, avec l’histoire la plus enchevêtrée, n’a pas craint d’y maintenir et d’y exalter la beauté dont l’histoire justement nous donnait une soif désespérée. Et la beauté surgit de ses admirables Feuillets d’Hypnos, brûlante comme l’arme du réfractaire, rouge, ruisselante d’un étrange baptême, couronnée de flammes. Nous la reconnaissons alors pour ce qu’elle est, non pas la déesse anémiée des académies, mais l’amie, l’amante, la compagne de nos jours. En plein combat, voici un poète qui a osé nous crier : « Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la beauté. Toute la place est pour la beauté. » Dès cet instant, face au nihilisme de son temps et contre tous les reniements, chaque poème de Char a jalonné une route d’espérance.
Que demander d’autre à un poète aujourd’hui ? Au milieu de nos citadelles démantelées, voici que, par la vertu d’un art secret et généreux, la femme existe, la paix et la dure liberté. Et loin de nous détourner du combat, nous apprenons que ces richesses retrouvées sont les seules qui justifient qu’on se batte. Sans l’avoir voulu, et seulement pour n’avoir rien refusé de son temps, Char fait plus alors que nous exprimer : il est aussi le poète de nos lendemains. Il rassemble, quoique solitaire, et à l’admiration qu’il suscite se mêle cette grande chaleur fraternelle où les hommes portent leur meilleur fruit. Soyons-en sûrs, c’est à des œuvres comme celles-ci que nous pourrons demander désormais recours et clairvoyance. Elles sont messagères de vérité, de cette vérité perdue dont chaque jour désormais nous rapproche, bien que pendant longtemps nous n’ayons rien pu dire d’elle, sinon qu’elle était notre patrie et que loin d’elle nous souffrions d’exil. Mais les mots se forment enfin, la lumière point, la patrie un jour recevra son nom. Un poète aujourd’hui l’annonce magnifiquement et nous rappelle déjà, pour justifier le présent, qu’elle est « terre et murmure, au milieu des astres impersonnels ».