Van Gogh le suicidé de la société d'Antonin Artaud

Van Gogh le suicidé de la société d'Antonin Artaud paraît en décembre 1947 chez K Éditeur, quelques mois avant la mort de son auteur. Artaud, qui composa ce texte après avoir visité une exposition consacrée au peintre au Musée de l'Orangerie, reconnaît dans Van Gogh « l’homme frère », selon l'expression d'André Masson.
Le 2 février 1947, Antonin Artaud se rend à l’exposition « Van Gogh » au Musée de l’Orangerie, à Paris. Son ami le marchand d’art primitif et galeriste Pierre Loeb lui avait suggéré d’écrire sur le peintre, estimant qu’un ancien interné était sans doute bien placé pour parler d’un artiste considéré lui-même comme aliéné. Après neuf années d’internement, dont les trois dernières à Rodez où il avait subit de nombreux électrochocs, Antonin Artaud avait, avec l’accord du docteur Ferdière, quitté l’asile le 25 mai 1946 pour une clinique privée d’Ivry. Sans être guéri, Artaud allait mieux, revenant progressivement à la littérature et au dessin grâce, notamment, à l’art thérapie. Afin d’assurer son existence matérielle, Paulhan et Dubuffet, intervenus en faveur du poète, avaient créé un « Comité des amis d’Antonin Artaud ». Arthur Adamov, Balthus, Jean-Louis Barrault, André Gide, Picasso, Henri Thomas et Pierre Loeb en étaient membres. Le retour à Paris d’Artaud avait été marqué le 13 janvier 1947 par l’éprouvante conférence « Histoire vécue d’Artaud-Mômo », qu’il donna au Théâtre du Vieux-Colombier.
De l’exposition de l’Orangerie, Artaud écrira à André Breton au début du mois de mars 1947 : « et je sais bien qu’un tableau de Van Gogh met par terre toute la cosmographie, toute l’hydrographie, toute la science des éclipses, des équinoxes et des saisons mais je voudrais bien le voir ailleurs que dans les salles de l’Orangerie où, / exposé / l’objet est / émasculé ». Et, plus loin : « Ce passage de salle en salle, à travers 15 salles, me rappelle justement l’erreur la plus grande de l’humanité qui est de croire devoir entrer dans les cadres et le carcan d’une initiation pour connaître ce qui n’est pas, alors que ce n’est pas et qu’il n’y a rien. / Rien que l’insurrection irrédimée, active, énergique contre tout ce qui prétend être, à perpétuité. » C’est la lecture d’un article de l’hebdomadaire Art du 31 janvier 1947, consacré à Van Gogh et transmis par Loeb, qui a convaincu Artaud de visiter l’exposition et d’écrire ce qui deviendra Van Gogh le suicidé de la société : un extrait de l’étude du docteur Beer publiée dans l’ouvrage Du Démon de Van Gogh y était reproduit. Son auteur croyait déceler chez l’artiste une « psychopathie constitutionnelle dont les épisodes n'ont fait que s'aggraver le long de son existence ». Réagissant vivement contre cette thèse, Antonin Artaud, qui se reconnait dans la figure du peintre, dénonce le discours clinique des psychiatres et la société qui le cautionne, cette société qui « a inventé la psychiatrie pour se défendre des investigations de certaines lucidités supérieures dont les facultés de divination la gênaient », et, à cette fin, n’a pas hésité à « suicider » Van Gogh comme le furent avant lui Gérard de Nerval, Baudelaire, Edgar Poe et Lautréamont.
« Non, Van Gogh n'était pas fou, mais ses peintures étaient des feux grégeois, des bombes atomiques, dont l'angle de vision, à côté de toutes les autres peintures qui sévissaient à cette époque, eût été capable de déranger gravement le conformisme larvaire de la bourgeoisie second Empire et des sbires de Thiers, de Gambetta, de Félix Faure, comme ceux de Napoléon III. / Car ce n'est pas un certain conformisme de mœurs que la peinture de Van Gogh attaque, mais celui même des institutions. Et même la nature extérieure, avec ses climats, ses marées et ses tempêtes d'équinoxe ne peut plus, après le passage de Van Gogh sur terre, garder la même gravitation. »
Antonin Artaud
Jean Dubuffet, qui s’intéressait à la question dans le cadre de l’Art brut, écrivait à juste titre à Jean Paulhan en juillet 1946, tandis que le médecin d’Artaud exposait à l’hôpital Sainte-Anne sa collection d’œuvres d’aliénés : « Il faut écrire à Ferdière que nous faillirions à notre amitié pour Artaud en nous prêtant à une exposition de ses ouvrages qui serait accompagnée d'une conférence portant ce titre “L'aliénation et la création” ; car il est certain qu'Artaud ne désire pas un tel rapprochement ni que soit fait un commentaire de ses travaux dans ce sens. »
Antonin Artaud écrit très rapidement le premier jet, « s'installa[nt] devant la table et, de son écriture rapide, nerveuse, rédigea[nt] sur des cahiers d'écolier, sans ratures, presque, sans “repentirs”, en deux après-midi le texte admirable que l'on connaît, l'immortel Van Gogh le suicidé de la société », selon la version de Pierre Loeb donnée dans un texte de 1957. L’écriture prit en réalité un bon mois. Artaud composa l’ouvrage d’après ses notes, par écrit ou oralement, remaniant des passages entiers tout en les dictant à Paule Thévenin qui l'assistait dans son travail et s'appuyant, entre autre, sur la correspondance de Vincent Van Gogh avec son frère Théo. L’ouvrage paraît en décembre 1947 chez K Éditeur, avec lequel un contrat avait été signé le 28 février précédent. Tiré à 3 000 exemplaires dont 630 sur Marais Crèvecœur, l’édition originale est achevée d’imprimer du 25 septembre 1947 et illustrée de reproductions de toiles de Van Gogh. Pierre Loeb, s’occupant par ailleurs de l’exposition manifeste « Antonin Artaud, Portraits et dessins » dans sa Galerie Pierre, avait avancé à l’éditeur une partie des fonds nécessaires à la publication du livre, lequel reçoit dès le 16 janvier 1948 le prix Sainte-Beuve : « Cette fois, pas de scandale ; ni discussion, ni polémique. Armand Hoog emporte le prix du roman avec L'Accident […], Antonin Artaud celui de l'essai avec Van Gogh le suicidé de la société, contre Francis Jeanson et Raymond Guérin. Ainsi sont récompensés à la fois le romancier de talent et le poète de génie. […] Antonin Artaud est déjà connu de nos lecteurs, qui ont pu lire il y a quelques mois, ici même, un passage de son ouvrage. C'est un poète admiré dans un cercle assez restreint et qui a vécu une des expériences les plus extraordinaires. [...] Si le prix qui vient de lui échoir lui suscite quelques milliers de lecteurs supplémentaires, il n'aura pas été inutile », peut-on lire dans la livraison de Combat du 17 janvier 1948.
Un extrait sous le titre « On peut vivre pour l’infini », que Jean Dubuffet avait jugé « très excellent », avait été donné le 2 mai 1947 par Combat. Camus en était alors le rédacteur en chef, Artaud lui écrivant quelques jour après : « Vous avez publié de moi un article sur Van Gogh mort d’avoir voulu chercher évidemment, je dis ouvertement, ce sur quoi tout le public ouvertement aussi crache alors qu’en fait il en fait ses repas de repu et de satisfait. » La deuxième livraison de la revue 84, créée par Marcel Bisiaux sous le patronage tutélaire d’Antonin Artaud, avait également proposé un extrait du Van Gogh dans ses sommaires. Antonin Artaud meurt le 4 mars 1948, quelques mois seulement après la publication de Van Gogh le suicidé de la société.
Repris en 1974 dans le treizième volume des Œuvres complètes d’Antonin Artaud pour lesquelles un contrat signé avec Gallimard le 6 septembre 1946 prévoyait quatre volumes, le livre figure aujourd’hui au catalogue de « L’Imaginaire ». Raymond Abellio, André Breton, Jean Cocteau et Benjamin Péret, interrogés par Raymond Queneau, l’avait cité dans leur bibliothèque idéale. « Sa dévotion pour Delacroix est une bonne chose pour comprendre comment il arriva à Van Gogh », dira André Masson dans un entretien publié dans un numéro d’hommage des Cahiers Renaud-Barrault (Artaud avait fréquenté son atelier rue Blomet pendant l’entre-deux-guerres). « Il y a une énorme cohérence chez Artaud, je crois que c’est le seul à avoir compris l’esseulement de l’artiste dans la société industrielle. Van Gogh, c’est la solitude de l’artiste, et les propos désespérés de Delacroix annoncent Van Gogh. Cela a été un soulagement pour Artaud de rencontrer l’homme frère dans Van Gogh. Il faut joindre Delacroix, Van Gogh et Artaud. »
Lectures
« L’oubli, la déraison », par Maurice Blanchot, 1969
Le langage de la folie, il faut se tourner vers les grandes œuvres sombres de la littérature et de l'art pour l'entendre — peut-être — à nouveau. Goya, Sade, Hölderlin, Nietzsche, Nerval, Van Gogh, Artaud, ces existences nous fascinent par l'attrait qu'elles ont subi, mais aussi par le rapport que chacune semble avoir maintenu entre le savoir obscur de la Déraison et ce que le savoir clair, celui de la science, appelle folie. Chacune d'elles, à sa manière qui n'est jamais la même, nous reconduit vers la question qu'a ouverte le choix de Descartes où se définit l'essence du monde moderne : si la raison, cette pensée qui est pouvoir, exclut la folie comme l'impossibilité même, est-ce que, là où la pensée cherche à s'éprouver plus essentiellement comme un pouvoir sans pouvoir, cherchant à remettre en cause l'affirmation qui l'identifie à la seule possibilité, elle ne doit pas se retirer en quelque manière d'elle-même et se renvoyer du travail médiateur et patient à une recherche égarée, sans travail et sans patience, sans résultat et sans œuvre ? Est-ce qu'elle ne pourrait en venir à ce qui est peut-être la dimension ultime, sans passer par ce qu'on nomme folie et, passant par elle, y tomber ? Ou encore, jusqu'à quel point la pensée peut-elle se maintenir dans la différence de la déraison et de la folie, si ce qui se manifeste dans la profondeur de la déraison, c'est l'appel de l'indifférence : le neutre qui est aussi la différence même, ce qui (ne) se différencie en rien ? Ou encore, pour reprendre l'expression de Michel Foucault, qu'est-ce donc qui condamnerait à la folie ceux qui une fois ont tenté l'épreuve de la déraison ?
Écrivains, artistes (étranges noms, toujours déjà anachroniques), on peut se demander pourquoi ce sont eux qui d'une manière privilégiée ont porté de telles questions et forcé les autres à y devenir attentifs.
Maurice Blanchot, « L’oubli, la déraison », L’Entretien infini, Gallimard, 1969
« Van Gogh, le suicidé de la société », par Jérôme Prieur, 1974
Lucas de Leyde, Delacroix ou Klee aux premiers temps du théâtre, l'amitié pour Balthus et André Masson, un dernier livre inachevé qui devait s'appeler Cinquante dessins pour assassiner la magie : ce n'est pas par accident qu'Artaud se tourne vers la peinture. Mais en Vincent Van Gogh, c'est d'une immédiate et formidable proximité qu'il s'agit dans le scandale et la malédiction.[...]
Commentaire fabuleux, en rupture avec la continuité de l'essai traditionnel, l'ordre et la logique de son développement contrariés par trois « Post-scriptum » qui s'intercalent au cours d'une cinquantaine de pages, le récit d'Artaud déjoue une série de limites, se joue entre elles. Outre celles du normal et du pathologique, de la raison et de la déraison, celles encore de la parole et de l'écrit. Tantôt manuscrit, tantôt dicté, le texte laisse échapper des signes d'imprimerie les sonorités d'une langue particulièrement concrète, râpeuse, tranchante, avec ses sautes d'intensité, ses appels d'air, ses cris perçants, son insistance et ses effets d'écho, sa respiration irrégulière.
Cette écriture souvent à voix haute, et même à plusieurs voix, en vient à reproduire ailleurs, sur les feuilles du livre, entre fiction et explication, les crépitements physiques et mentaux des Tournesols dans un « embrasement d'escarbilles », le vieil édredon de la Chambre à coucher « d'un rouge de moule, d'oursin, de crevette, de rouget du Midi, d'un rouge de piment roussi », la musique suraiguë du café d'Arles, « cette figure de boucher roux qui nous inspecte et nous épie » dans les autoportraits « au moment où la prunelle va verser dans le vide », ou « le linge sale et tordu de vin et de sang trempé » du Champ de blé, sous un ciel suffocant lacéré d'oiseaux funestes.
Sans les montrer, le texte dialogue avec les toiles, les fait voir, bouger et résonner, il leur donne la parole, celle-là même que la peinture de Van Gogh semble, déjà, porter en creux, prolongeant la surprenante authenticité visuelle des lettres de Vincent à Théo. « Je ne décrirai donc pas un tableau de Van Gogh, mais je dirai que Van Gogh est peintre parce qu'il a recollecté la nature, qu'il l'a comme retranspirée et fait suer, qu'il a fait gicler en faisceaux sur ses toiles, en gerbes comme monumentales de couleurs, le séculaire concassement d'éléments, l'épouvantable pression élémentaire d'apostrophes, de stries, de virgules, de barres dont on ne peut plus croire après lui que les aspects naturels ne soient faits. » Cette danse solaire où Van Gogh risqua consciemment sa vie, il l'a hissée sur la toile, l'arrachant à sa chair « comme on s'épouillerait d'une obsession », la sortant du creuset « où il va se recommencer » et se perdre. À Artaud qui demandait qu'on le suive, c'est Van Gogh qui répond par avance.
Jérôme Prieur, « Van Gogh le suicidé de la société, par Antonin Artaud (Gallimard) », La NRF, novembre 1976