Sophie Calle nous parle de Noire dans Blanche
«J’ai dressé la liste de tous les projets que j’avais réalisés depuis mes débuts et j’en ai comptabilisé cinquante et un. J’ai joué à les associer à des titres de la Série Noire. Et j’ai eu l’impression que ces titres m’attendaient. Quand les Éditions Gallimard m’ont proposé de publier dans la Blanche, j’ai convié la Noire.»
Comment le livre est-il né?
Pour l’exposition «À toi de faire, ma Mignonne», j’ai souhaité établir un «catalogue raisonné de l’inachevé». Mais avant de répertorier toutes mes idées abandonnées ou en sursis, il m’a semblé nécessaire de donner un aperçu de mon travail depuis le début. L’étincelle pour le livre est née d’un projet précédent, «Que faites-vous de vos morts ?», pour lequel j’avais joué avec des titres de la Série Noire. Et déjà, c’était comme si ces titres répondaient à mes questions : On picole sec, Ni vu ni connu, On liquide, Qu’est-ce qu’on déguste, Strictement confidentiel…
On trouve dans votre travail des éléments qui rappellent parfois les codes de la littérature noire. Ce genre vous intéresse-t-il?
Pas tant que ça. Il est vrai qu’il y a dans mon travail des codes, des disparitions, des choses cachées, des secrets. Ma mère qui s’en va, un tableau volé… C’est l’idée d’une enquête sans nécessité de la voir aboutir. Je cherche des traces mais pas des preuves.
Vous avez été voisine du «délit». Avez-vous un jour été proche de passer à l’acte?
Si je commençais ma carrière maintenant peut-être aurais-je souvent affaire à la justice? Pour harcèlement, intrusion dans la vie privée… Mais je n’ai jamais commis de «vrai» crime. À une certaine époque, j’ai voulu devenir détective privé. Je traversais une période de creux dans mon travail, je me suis rapprochée d’un homme, aux États-Unis, qui s’occupait d’affaires complexes, liées à la politique, au monde des ambassades. Notre discussion a vite tourné court:du fait de ma nationalité j’aurais été ramenée à la frontière illico. C’est resté une illusion de quelques mois.
Un certain déséquilibre semble vous plaire?
J’ai toujours aimé suivre les gens dans la rue, établir une relation sans réciprocité. J’ai posé des questions intimes à des inconnus venus dormir dans mon lit, et j’ai aimé le fait de ne rien savoir de leurs opinions politiques, de leurs métiers (ces choses qui apparaissent d’habitude avant le reste), alors qu’ils me laissaient les regarder dormir des heures durant.
Vous provoquez des situations, qui prennent la forme de rituels, pour ensuite les décrire. Ce n’est pas si loin du roman?
J’aurais adoré écrire des romans mais je pense que je n’en suis pas capable, j’ai beaucoup de mal à inventer. Disons que je peux inventer ce qui me manque. Dans certains de mes livres, par exemple celui sur les tableaux volés ou celui sur les chambres d’hôtel, j’escomptais certaines réponses ou tel type de chambre, et comme ça ne se présentait pas, il m’est arrivé de glisser un petit mensonge lié à ma frustration. Mais mes inventions s’arrêtent là.
Comment écrivez-vous vos textes?
L’écriture, c’est le plus difficile mais c’est aussi ce que je préfère. Je peux retravailler un texte pendant six mois, en procédant par élimination. Je promène le premier jet dans mon sac, et je barre au fur et à mesure ce qui dépasse.
Pour vous, exposer et publier semblent toujours aller de pair?
L’un a besoin de l’autre. L’exemple le plus frappant c’est «Prenez soin de vous». Certaines femmes que j’ai interrogées ont produit des textes de vingt pages, le livre m’a aidée à respecter leur parole. Quand ce qui est accroché au mur doit être plus resserré, plus économique, permettre de lire debout. Les deux me plaisent autant, et j’ajouterai, pour faire de la psychanalyse rapide, que le livre est plus sensuel, c’est ma mère et le mur mon père. J’ai eu besoin de séduire les deux, de m’appuyer sur eux pour fabriquer ma manière de montrer.
Quel a été leur rôle dans votre parcours?
J’ai eu des parents exceptionnels. Une mère libre, cocasse et inattendue, et tout sauf une mère, avec ce que ça implique d’à côté difficiles. Immense lectrice, elle récitait par cœur des passages entiers de La Recherche. Mon père, lui, m’a montré l’art contemporain, c’est sur ses murs que j’ai appris ce que je fais. Il m’a poussée à voyager, à ne pas penser au futur, à prendre des risques. J’ai toujours cherché comment le séduire. Et comme il aimait l’art contemporain…