Ian McEwan nous parle de Leçons

Leçons se lit comme la vaste et riche fresque de la vie de Roland Baines, poète raté vivant à Londres. Quand on le rencontre en 1986, sa femme Alissa vient de l’abandonner avec leur nouveau-né pour tenter de devenir la romancière célébrée qu’elle rêve d’être. Mais comment en est-il arrivé là ?
Le roman s’intitule Leçons, mais le lecteur a bien vite le sentiment que le héros, Roland, n’apprend pas grand-chose des leçons de la vie…
Le titre de cette œuvre a une grande importance pour moi, car je pense qu’il est extrêmement difficile de tirer des leçons de sa propre vie. On recourt à des phrases bateau, du genre « apprendre à se connaître », ce que je trouve irritant au possible, ou bien « sois gentil, sois courageux, fais attention… » La plupart des leçons de vie, nous les apprenons en faisant preuve d’amour, et c’est en écrivant ce roman que j’ai pu transmettre à mes lecteurs la plupart des leçons qui comptent pour moi.
Sa relation, adolescent, avec sa professeure de piano l’a beaucoup déstabilisé, mais cela suffit-il à expliquer ses errances ?
Roland a subi des abus durant son enfance, puis s’est enfui à l’adolescence. Sa vie n’est pas gâchée, mais elle est assurément compromise, et il doit faire du mieux qu’il peut avec ses moyens. Il s’éduque en autodidacte et, en l’espace de dix ans, devient un genre d’intellectuel qui fait passer des livres et des disques clandestins à Berlin-Est. Il expérimente ce qu’Henry James appellerait the examined life, l’examen de la vie, qui est, je pense, la plus grande aspiration pour nous tous, que l’on soit ou non un intellectuel.
Roland ne souffre-t-il pas d’un côté adolescent attardé propre à sa génération ?
J’estime que ma génération a eu beaucoup de chance, on s’en tirait toujours bien. Avec le boom de l’après-guerre, on a eu droit à des opportunités multiples, la prospérité, le rock’n’roll, l’école gratuite, les livres de poche, des loyers bas, des jobs à la pelle, on avait tout, c’était dingue ! Aujourd’hui, on est confronté à de nouveaux problèmes : le changement climatique, par exemple, est une transformation métaphysique et non un simple phénomène macrophysique.
Alors qu’il prend de l’âge, l’un des plus grands regrets de Roland est qu’il ne survivra pas au XXIe siècle et ne saura jamais comment l’humanité va s’en tirer. Que considérez-vous comme le pire dans l’existence, la mémoire ou l’oubli ?
C’est une autre leçon : il n’y a que l’oubli ou l’acceptation. Il faut parfois apprendre à vivre avec des choses incompatibles. La plupart des difficultés, des moments sombres que nous traversons ne sont pas résolus. En fait, peu de choses sont résolues dans la vie, elles sont soit oubliées, soit laissées derrière nous et font partie du bagage que l’on doit supporter. Il n’y a que dans les romans et les films que les problèmes sont résolus. Le cas d’abus sexuel qu’a subi Roland n’est pas résolu en revoyant sa professeure de piano, 45 ans après leur aventure très intense qui a impacté sa vie et dont il a mis beaucoup de temps à se remettre.
Roland serait-il un double de vous-même ?
Un quart environ du roman est autobiographique. On m’a souvent demandé d’écrire des mémoires, mais j’ai préféré rendre fictifs certains des malheurs qui ont plané sur la vie de ma mère et de mes parents. Roland est né en 1948, comme moi, et a vécu les mêmes événements : la crise du canal de Suez, la crise des missiles de Cuba. Puis la chute du Mur de Berlin, qui m’a beaucoup impacté. Quand je me suis tenu sur le no man’s land, le 10 novembre 1989 après avoir traversé le Mur à la Potsdamer Platz depuis Berlin-Ouest, je me suis dit que c’était encore mieux que d’aller sur Mars. Par la suite, bien sûr, on a été confronté à de nouveaux problèmes. Ainsi se succèdent les cycles d’optimisme et de pessimisme que ce roman souhaite à la fois confronter et presque célébrer. On vit des moments historiques, des « moments intéressants » comme dit le proverbe chinois.
Ian McEwan est l’un des écrivains anglais les plus doués de sa génération. Il est l’auteur d’une douzaine de romans parmi lesquels L’enfant volé (prix Femina étranger 1993), Expiation, Sur la plage de Chesil, L’intérêt de l’enfant, Dans une coque de noix et Une machine comme moi.