Entretien

Hervé Le Tellier nous parle du Nom sur le mur

Hervé Le Tellier

« Lorsque la dernière plaque, la plus à droite, a été retirée, un nom est apparu, gravé à la pointe en lettres majuscules dans le crépi grège : ANDRÉ CHAIX. Le R d’André, à mieux regarder, est une grande minuscule. Lorsque l’on déjeune dans cette cour, au frais, à l’ombre du grand platane, on distingue à peine les lettres. Je doute que le crépi, qui s’est ici et là détaché de la pierre, ait été repris jamais. Je me suis habitué à ce nom sur le mur, et j’ai fini par l’oublier. »

Peut-on vraiment parler d’un roman ?

Pas tout à fait, au sens où rien n’est inventé. Au départ, j’avais simplement ce nom gravé sur le mur de ma maison. Un jour, en revenant de la boulangerie, je découvre sur le monument aux morts « André Chaix, 1924-1944 ». J’ai commencé mon enquête, réuni quelques informations, puis j’ai eu beaucoup de chance : au mois de juillet 2023, on m’a confié un coffret contenant ses objets personnels : des photos de lui, avec sa fiancée, son frère, sa carte d’identité, son certificat de travail, son fume-cigarettes… Tout cela le rendait vivant et, d’une certaine manière, m’interdisait de ne plus travailler sur lui, d’autant que l’échéance symbolique de son centenaire approchait.

Étant né en 1957, je fais partie d’une génération pour qui la Seconde guerre mondiale est une question fondatrice, qui s’est toujours demandé qui faisait quoi, qui savait quoi, face à la Shoah. Je suis venu à la politique en assistant à la projection de Nuit et brouillard quand j’avais 12 ans.

Cette enquête vous mène ainsi à une réflexion sur l’engagement…

Oui, sur la manière dont nous fonctionnons en tant qu’êtres humains, sur ce qui nous pousse à nous engager du « bon » ou du « mauvais » côté. J’évoque à ce sujet les expériences psychologiques menées dans les années 60, par Stanley Milgram ou Ron Jones, qui montre qu’on peut peut-être tous, à un moment donné, basculer vers le salaud. Parce que les animaux sociaux que nous sommes sont enclins à des comportements collectifs qui peuvent devenir des comportements de masse, puis de horde. Ce qui nous a peut-être sauvés au néolithique, mais qui peut nous mener au pire. La façon dont on peut rendre inhumains des hommes et des femmes ordinaires m’a toujours fasciné.

C’est aussi une enquête sur le quotidien d’un gros bourg de la Drôme sous l’Occupation…

Dieulefit est une petite ville de la Drôme provençale où s’installe une résistance « douce », dans le sens où elle agit en silence. Un tiers des habitants sont alors des réfugiés, dont nombre de Juifs. Dieulefit est, côté drômois, l’équivalent du Chambon-sur-Lignon côté Haute-Loire, le « Village des Justes ». L’action du pasteur Trocmé, directeur du Collège cévenol au Chambon et celle de Marguerite Soubeyran, la directrice de l’école-pilote de Beauvallon à Dieulefit, se rejoignent d’autant plus que tous deux sont mus par un protestantisme qui fut lui aussi pourchassé. J’ai donc essayé de faire revivre au quotidien le Dieulefit de l’époque : j’ai retrouvé la liste des films projetés de 1941 à 1944 – parce que les gens vont énormément au cinéma –, j’ai découvert que les maquisards avaient droit à des permissions, ils pouvaient rentrer chez eux, retrouver leurs familles, participer au repas dominical… Je décris tout cela, et je décris aussi, dans la mesure du possible, la vie du côté allemand, c’est-à-dire de la 11e Panzerdivision, la division blindée qui va tuer le maquisard André Chaix.

En tant qu’Oulipien, avez-vous dissimulé une contrainte dans ces pages ?

Non. Oulipiennement parlant, c’est un livre sans contrainte. J’ai simplement appliqué la règle procédurale de toute enquête : respecter une vérité historique à partir de tous les documents qu’on peut trouver sur quelqu’un. Ici, j’essaie de réfléchir à partir des photographies que l’on m’a gentiment prêtées, et de mener ce travail avec tout le respect nécessaire.

 

Membre de l’Oulipo, Hervé Le Tellier est l’auteur de plusieurs livres remarqués, dont Assez parlé d’amour, Toutes les familles heureuses et Moi et François Mitterrand. Il a reçu en 2013 le Grand prix de l’humour noir pour ses Contes liquides et en 2020 le prix Goncourt pour son roman L’anomalie.

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