Françoise Chandernagor nous parle de L'Or des rivières
D’ici, on ne part que pour revenir. Je reviens. Mais étais-je vraiment partie ? Dès que j’avais pu franchir seule la barrière du jardin, et suivre seule les grands chemins, je n’avais eu d’yeux, moi aussi, que pour le gris des étangs, le blanc des neiges et le noir des sapins. Dès que j’avais su désirer, choisir et raisonner, j’avais voulu rester là, au village, entre la lande du communal et la cabane du sabotier. Rester pour raconter. Écrire pour «vivre au pays». Et pour y mourir.
L’Or des rivières : au-delà de la poésie des mots, un titre qui évoque un trésor caché…
« Il y a de l’or dans toutes les rivières de France », disait Jean Paulhan, pilier de la maison Gallimard et orpailleur à ses heures, « il y en a même dans la Loire ! » J’ai pris le mot au sens figuré : ne suffit-il pas de s’intéresser à un lieu, de le regarder avec attention et confiance, pour y découvrir de l’or ? Mon or à moi, je l’ai trouvé dès l’enfance dans les rivières sauvages de notre Haute-Marche : la Sédelle et le Taurion, la Petite et la Grande Creuse…
Ce récit autobiographique révèle aussi une Creuse méconnue, celle qui a toujours attirée les artistes…
Nos vallées ont été passionnément aimées par Claude Monet, qui a peint, au confluent de la Creuse et de la Sédelle, la toute première de ses « séries », ainsi que par Armand Guillaumin qui – en s’installant au confluent des deux Creuse sur la presqu’île de Crozant, coiffée de ruines médiévales – a attiré ici tant d’impressionnistes qu’on parle désormais d’une « école de Crozant ». Quant à la tapisserie qui apparaît au XVIe siècle à Aubusson avec les célèbres « verdures », elle n’a cessé de se renouveler, notamment dans les années 1950-1960 avec Jean Lurçat, Dom Robert ou Picart Le Doux.
Autre révélation : la dette de la France envers les maçons de la Creuse…
C’est dès le XVIe siècle qu’on trouve des maçons marchois sur les chantiers des bords de la Loire, de l’Île de France et de la région lyonnaise. Par la suite, ils ont été employés un grand nombre pour construire le château de Versailles, puis pour bâtir le Paris d’Haussmann… avant de dresser les barricades de la Commune ! Leur migration saisonnière (neuf mois sur de lointains chantiers, et trois au village) a culminé entre 1750 et 1920 : pendant près de deux siècles, quatre-vingts pour cent des jeunes Creusois ont migré, par villages entiers, dès les premiers jours du printemps. Tous les hommes de ma lignée maternelle, y compris le merveilleux grand-père qui m’a élevée et dont je dresse le portrait dans mon livre, étaient des « maçons-laboureurs ». Cette migration temporaire n’a tourné à l’émigration définitive qu’après la guerre de 14 : mon grand-père lui-même ne s’est installé en banlieue parisienne que dans les années 1930, tout en gardant sa maison creusoise.
Vous décrivez une région longtemps préservée, aujourd’hui menacée…
La Creuse, pays de moyenne montagne, reste un pays extrêmement vert, plutôt bien préservé dans la mesure où il est encore difficile d’accès. Ce n’est pas une région céréalière, mais un pays d’élevage bovin extensif, « au pré », une spécialisation qui protège mieux la nature. L’émigration ayant dépeuplé la région, les exploitations n’ont cessé de s’agrandir ; ce qui serait parfait si, aujourd’hui, certains agriculteurs, obéissant au modèle agricole dominant, n’arrachaient les haies, n’abattaient les arbres, et ne prenaient, par des épandages imprudents, le risque de polluer nos eaux si pures. Les « néo-ruraux » qui s’installent dans la Creuse au télétravail ou à la retraite se montrent beaucoup plus respectueux de la végétation et de l’habitat du pays. Pas les « zadistes » qui, eux zonent, campent ou « yourtent » dans la partie sud du département et qui, bardés de certitudes et d’ignorances, se comportent dans nos forêts comme en pays conquis…
Faut-il voir aussi dans ces pages un éloge des racines ?
Pour reprendre la terminologie du sociologue anglais David Goodhart, je suis en effet, et très résolument, de « somewhere » – de ce pays creusois qui est celui de mes ancêtres maternels depuis des siècles. Cela dit, ceux que la vie a « dessouchés » ne deviennent pas forcément des nomades sans attaches, des « nowhere » ; il n’y a pas de fatalité : on peut décider de se replanter quelque part. Ma lignée paternelle, les Chandernagor, arrachée au Bengale, a fini, après diverses pérégrinations, par épouser la Creuse et par s’y enraciner : elle y avait trouvé « son or »…
Françoise Chandernagor, ancien membre du Conseil d’État, est membre de l’Académie Goncourt depuis 1995. Son succès ne s’est jamais démenti depuis la publication de L’Allée du Roi (Julliard) en 1981.