Entretien

François-Henri Désérable nous parle de Chagrin d'un chant inachevé

Miniature entretien François-Henri Désérable

« Les désagréments du voyage sont déplaisants au voyageur, mais profitables à l’écrivain : un passage de douane embrouillé, une rencontre inquiétante au coin d’une rue interlope, un chauffeur de taxi qui vous roule, voilà qui donne matière à chapitre. Davantage en tout cas que la contemplation muette du soleil qui se couche sur des rivages enchanteurs. »

Quel est ce « chant inachevé », et comment joue-t-il avec le sous-titre Sur la route de Che Guevara ?

Le titre vient d’un poème de Nâzım Hikmet, un poète turc que Guevara a lu en espagnol et que j’ai traduit en français. On est en juillet 1956, Ernesto a rencontré Fidel Castro un an plus tôt, et, dans une lettre à ses parents, il leur dit qu’un jeune leader l’a invité à rejoindre son mouvement destiné à libérer son pays par les armes, qu’à moyen terme son avenir est lié à la révolution cubaine, qu’il triomphera avec elle ou qu’il mourra là-bas. Et il conclut en citant ces vers de Hikmet :

Solo llevaré a la tumba

La pesadumbre de un canto inconcluso

En français, ça donne une superbe allitération en « che » :

Et je n’emporterai dans ma tombe

Que le chagrin d’un chant inachevé

Pour moi, le chagrin d’un chant inachevé, c’est aussi ce sentiment qui vous étreint quand vous devez vous arracher à la contemplation d’un paysage, d’une ville, d’un lieu dans lequel vous avez été heureux – et dont vous savez que vous n’allez plus le revoir.

 

Entre surprises bonnes et moins bonnes et contact parfois brutal avec la réalité, diriez-vous que le voyage confronte à la fragilité de l’existence, nous amène à reconsidérer nos vies ?

À cette question, on peut répondre de deux manières.

On peut dire trivialement que le voyage nous change en effet – « on voyage pour changer, non de lieu, mais d’idées », disait Hippolyte Taine –, mais que, rentré chez soi, on redevient hélas, et beaucoup plus vite qu’on ne le croit, le même con que l’on était avant. Alors que fait-on ? On repart.

Et puis on peut dire plus poétiquement, avec Nicolas Bouvier à la fin de L’Usage du monde : « Comme une eau, le monde vous traverse, et, pour un temps, vous prête ses couleurs. Puis, se retire, et vous replace devant ce vide qu'on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu'il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr. »

 

Le texte est ponctué de citations, de « micro-poèmes » proches du haïku. Quel lien faites-vous entre voyage et poésie ?

Voyage et poésie sont pour moi indissociables. Prendre la route, c’est se délester peu à peu du superflu pour ne garder que l’essentiel. Et l’essentiel, ce sont quelques vers qui vous viennent et que vous récitez à voix haute, pour rien, pour vous, pour célébrer la mystérieuse polyphonie du monde. Personne ne songe à remplir sa déclaration d’impôts devant le vertige horizontal qu’est la Pampa.

 

Vous posez à plusieurs reprises la question « à quoi bon voyager ? ». Quelle est la meilleure réponse que l’écrivain voyageur que vous êtes peut proposer ?

Partir loin est encore le meilleur moyen de se mettre à distance de soi-même. Mais à ceux qui voyagent dans l’espoir de se trouver, j’ai toujours préféré ceux qui le faisaient dans le but de se perdre : en levant les yeux sur d’autres paysages, d’autres visages, on se regarde un peu moins le nombril. La sédentarité émousse le regard que nous portons sur le monde ; le nomadisme l’aiguise.

 

Mai 25 • Récit • 9782070792368

Dernière parution : L’Usure d’un monde • Collection blanche