Entretien

Des ailes aux talents : Yannick Haenel rencontre Yann Grienenberger

Yannick Haenel

La Fondation Bettencourt Schueller a lancé cet été, en collaboration avec les Éditions Gallimard, la deuxième saison de son podcast « Des ailes aux talents », qui met en avant des femmes et des hommes de talent dans les différents domaines qu’elle soutient : les sciences de la vie, les arts et la solidarité.

Cette nouvelle saison comprend 8 épisodes de 15 minutes, huit portraits littéraires écrits par des auteurs des Éditions Gallimard. Elle est produite par le studio de Radio France. Dans le portrait retranscrit ci-dessous, Yannick Haenel part à la rencontre de Yann Grienenberger, directeur du Centre International d’Art Verrier de Meisenthal.

 

Il faut du bois, du sable et des fougères. Le bois pour le feu, le sable pour la silice, les fougères pour la potasse. Bois, sable et fougères : c’est ainsi qu’on fait du verre.

N’avez-vous jamais rêvé de cette lumière vénitienne, ambre et dorée qui embrase les fours où l’on souffle le verre ? Ne passez-vous pas vos nuits dans l’atelier d’un vieux souffleur, sur l’île de Murano, à soulever une boule incandescente qui illumine vos songes de son feu orange ? 

Le secret des forges et la métamorphose de la matière hantent mes nuits, c’est pourquoi je suis retourné dans les Vosges du Nord, d’où je suis originaire, pour retrouver dans cet archipel de vallées, de forêts et de roches en grès rose, les foyers de l’alchimie verrière.

Il y a toute toute la mémoire des anciennes cristalleries que perpétuent le musée Lalique et le musée Saint-Louis ; et puis, au cœur du Parc Régional des Vosges du Nord, dans le pays de Bitche, à Meisenthal, il y a le Centre International d’Art Verrier, où j’ai rencontré Yann Grienenberger, son directeur.  

Si j’écrivais un conte vénitien, Yann Grienenberger en serait le doge au sourire mystérieux. Les arts du feu composent une histoire du temps : en m’accueillant dans la cour de cette ancienne usine de brique transformée en un site contemporain où fusionnent les ateliers verriers, les espaces de création pour les designers, un musée et une boutique, Yann Grienenberger me montre, avec cette joie des hommes généreux, les ormes qui en constituent le coeur.

Il y a toujours un arbre qui témoigne de l’origine d’un lieu. Dans les vallées des Vosges du Nord, on a longtemps déplacé les fours quand on brûlait les arbres des forêts pour en faire du combustible. Il fallait, à l’époque, dix bûcherons pour un verrier. C’est sous l’un des ormes que Yann Grienenberger me dit qu’ici « on fait parler le verre ». Cette formule, je crois l’avoir entendue des dizaines de fois dans mes songes, et voici que cet homme affable, à la fine barbe claire de bâtisseur de cathédrale, la prononce, comme un mot de passe. Est-ce un poète qui parle ou un ingénieur ? Le véritable savoir unit les contraires : sous cet arbre, toutes les époques se rassemblent.

Et voici qu’en respirant le parfum des feuillages, je pense à Noël. Si Meisenthal est aujourd’hui connu, si la réputation du Centre Verrier le précède, c’est grâce aux boules de Noël dont Yann Grienberger a relancé la tradition. Mais n’allons pas trop vite. Laissons parler le chef d’orchestre :

[00:00:46] « À la manière dont on a abordé le sujet de la revitalisation du métier « Verrier », cela peut s’apparenter à une orchestration, une symphonie. C’est vrai que souvent, j’utilise l’image musicale pour décrire un peu l’action qui est qui est faite ici à Meisenthal, avec nos verriers qui sont des interprètes qui ont hérité de leur père, de leurs maîtres. Les savoir-faire, c’est un solfège technique qu’ils pratiquent au quotidien. Mais un excellent interprète, qu’il soit premier violon ou ou au fond de l’orchestre, n’aurait que peu de chose à dire s’il n’y avait pas de fabuleux compositeurs. C’est pour ça qu’on invite régulièrement ici des designers, des artistes, des gens qui à partir du solfège, technique propre à ces vallées qu’on a réussi à sauvegarder, réécrivent de nouvelles partitions d’objets. »

La verrerie de Meisenthal est née en 1704, on y produisait des pièces de verre utilitaire, des bouteilles, des bocaux, du verre à vitre et de la gobeleterie courante ; entre 1867 et 1894, elle a servi de laboratoire à Émile Gallé, le grand artiste nancéen, qui va en faire le berceau du verre « Art Nouveau » ; puis, faute d’avoir modernisé son outil de production, elle a fermé ses portes en 1969.

En 1992 est crée sur le site, le Centre International d’Art Verrier, dont le but est à la fois de préserver l’héritage technique et d’y réinscrire les savoirs dans notre époque. Ainsi des créateurs contemporains, des plasticiens, des designers y sont-ils conviés afin de revisiter ce que Yann Grienenberger appelle le « solfège verrier ». Créateurs, fabricants et visiteurs y sont associés, le lieu étant désormais ouvert au public. On visite le musée, et l’on peut même y acheter des objets en verre produits sur place, notamment ces fameuses boules de Noël, mais chut, ce n’est pas encore le moment.

Le visage radieux de Yann Grienenberger brille dans le soleil comme celui des pionniers. « C’est la porosité entre les pratiques qui crée de l’innovation » dit-il. Il enveloppe d’un grand geste le site autour de lui : le lieu, tel qu’il est construit, induit cette porosité entre le public et l’atelier, entre une salle d’exposition et les montagnes environnantes, une salle de spectacle et l’architecture extérieure.

[À peu près 00.07.30] « Les artistes, les designers, lorsqu’ils viennent ici, ils ne se saisissent pas juste d’un savoir-faire et d’un matériau. Moi, j’aime à penser qu’il est important qu’ils se saisissent de ce que j’appelle l’art du contexte, c’est à dire qu’on ne peut pas s’affranchir du dialecte qu’on parle ici, pas s’affranchir de la topographie des Vosges du Nord. On ne peut pas s’affranchir des ouvriers fantômes qui traversent peut-être encore à l’aube le site verrier. On ne peut pas s’affranchir du Waldmeister, cette espèce de boisson fabriquée ici localement à partir de schnaps de pomme et de racines de aspérule odorante. Et tout ça devient matériau de construction. Se saisir d’un artisanat, d’une culture, une tradition, ce n’est pas juste se saisir d’un élément, mais c’est convoquer la globalité de ce qui fait, ce qui fait l’esprit des lieux. »

Yann Grienenberger ne fait pas que diriger ce centre, il est habité par la mémoire du lieu. Meisenthal, me dit-il, signifie « pattes de mésange ». L’histoire ouvrière parle à travers lui, celle de cette « usine de poche », comme il l’appelle, qui est devenue grâce à lui un lieu d’interférences. Car, dans son esprit, il ne s’agit pas seulement de patrimonialiser une merveilleuse épopée industrielle, mais de réinventer des gestes et des outils : c’est pourquoi cette petite unité de production des Vosges-du-Nord convie-t-elle des artistes à travailler avec elle.

Yann Grienenberger est un enfant du pays de Bitche. Il est arrivé à sept ans, en 1979, lorsque ses parents sont venus s’installer dans le secteur. Il date ainsi la naissance de son amour pour le verre de ses matins d’enfance. C’est une expérience poétique, musicale, aurorale — celle du bruissement du monde :

[À peu près 00.04.00] « Les musées n’existaient pas, celui de Saint-Louis n’existait pas, celui de la Lalique n’existait pas. Celui de Meisenthal a été créé au début des années 80. Je n’ai jamais eu l’occasion d’y mettre les pieds. Mais quelque part, de manière inconsciente, il y a des choses qui se sont passées. Le hasard veut que mes parents ai acheté une vieille maison de maître qui appartenait au propriétaire des Verreries de Goetzenbruck, du village voisin, que mon père rénove encore actuellement. C’est l’œuvre de sa vie. Je lui ai donné beaucoup de coup de main avec mes frangins et ma sœur et on avait une vue directe sur l’unité de production. Et je me souviens que tous les matins, j’entendais cette espèce de rivière de verre, puisqu’on déversait les déchets verts de la veille, derrière, directement dans la vallée. Il y avait une espèce de grande symphonie tous les matins, sans savoir que cette symphonie m’appellerait peut-être à des fonctions liées au verre et au cristal. »

Ensuite, c’est une vie d’engagement. Vocation pour la vie associative. Objecteur de conscience. En 1998, il fait le tour des verreries européennes en 2 CV, puis le voici qui prend la direction du Centre International d’Art Verrier.   

Un Psaume dit : « Nous étions comme des rêveurs. » Yann Grienberger fait partie de cette confrérie des rêveurs qui se lèvent tôt. À quatre heures du matin, il est debout. À cinq heures trente, il va voir les fours. Le feu ne s’arrête jamais. Le silence porte ici des messages qui traduisent des attentes très anciennes. L’idée de la forge, celle de l’origine de la technique, crépite à Meisenthal comme une mémoire mythique.  

Nous entrons dans les ateliers. Le premier s’appelle l› « atelier du portique ». Yann me montre le four. Tout de suite, la chaleur nous empoigne. Je frissonne, comme si j’avais retrouvé un lieu familier, ancestral, originel. Les souffleurs sont là, ils s’activent, tout va très vite et pourtant leurs gestes précis semblent s’effectuer au ralenti, comme dans un rituel. Je sens que le temps n’est pas de même nature ici que dehors. Le feu en métamorphose la matière. Le feu approfondit le temps.

Je lève la tête vers la grande baie vitrée, les lettres d’un néon disent : « L’histoire continue » :

[00:09:45] « Notre adage c’est « l’histoire continue ». Et c’est à dire que si on n’a pas l’impression de réinventer la poudre, on a juste l’impression d’avoir la chance de continuer un chemin. Même si ça a arrêté puisque l’usine a fermé en 1969. Le four s’est éteint pendant pendant 20 ans et on a ravivé la flamme… C’est vrai que moi, je considère le patrimoine, qu’il soit matériel, comme les pièces du musée, les vieux outils ou immatériel, ces savoir-faire qui sont transmis comme ça de manière induite, de génération en génération… Pour moi, c’est plus un jardin qu’un herbier. » 

Je dis à Yann Grienenberger que la devise du Quattrocento florentin — celle de Laurent de Médicis, mieux connu sous le nom de Laurent le Magnifique — était : « Le Temps revient ». Comme la Renaissance italienne avait fondé sa conception nouvelle de l’existence sur la redécouverte de l’Antiquité, le Centre d’Art International Verrier est tourné vers les étincelles du passé pour en faire briller de plus neuves. Provenance et avenir coïncident — et fondent notre rapport avec le temps, avec la parole, avec l’espérance commune d’un monde où la poésie et la technique vont de pair.

Voici qu’en cheminant avec Yann Grienenberger dans les espaces réhabilités de cette usine devenue centre d’art et demeurée « usine de poche », nous traversons des époques, et nous glissons dans un phalanstère, une abbaye de Thélème dont Yann Grienenberger serait le Rabelais érudit et malicieux.

Nous voici dans les salles du musée. Le verre laisse voir ce qu’il contient tout en nous renvoyant notre image : en cela, il est infini. Je me laisse subjuguer, en parcourant les vitrines, par ces jeux que produit la lumière entre la transparence et l’opacité. Le Graal était-il en verre ? Tous ces verres, en scintillant, nous ouvrent à une féérie de reflets : ces bleu-vert de nacre, ces grenats de rose, cet azur d’océan composent un poème spirituel. On voudrait ne jamais cesser d’éprouver ces sensations : le verre enchante nos secrets. « C’est une matière qui a une mémoire », me dit Yann Grienenberger.

Lorsqu’il me montre les moules, conservés comme des œuvres d’art, ma rêverie continue : peut-être y a-t-il parmi eux le moule à cire perdu du Veau d’Or ? 

On est ici dans un labyrinthe en spirale où tout nous ramène au four. Nous voici avec une jeune souffleuse, Emmylou, elle a commencé une démonstration pour le public. Sa canne va du four au petit établi où elle travaille la « paraison », comme elle l’appelle. Elle décrit ses gestes en les accomplissant, souffle dans la canne une première fois pour « percer la paraison », puis une deuxième pour former l’ébauche de la pièce. Voici qu’avec des ciseaux, elle procède au « maillochage ». Enfin, elle introduit la paraison dans le moule. On vient d’assister à la création d’un vase-fleur à col de pétales rouges. Et voici que les mots employés par Emmylou durant sa démonstration se mettent à scintiller dans ma tête comme de petites lumières : « touret de taille », « roue de cuivre », « bullé », « cueiller », « réserve d’air », « satinage », « sablage », « solfège verrier » : ce trésor lexical m’enchante.

Dans ce paragraphe, je propose un montage de phrases, il faut donc couper :

[À partir de 00:11:19] « (…) C’est de jour en jour, au fond des ateliers d’homme à homme, lundi, mardi et mercredi, que les choses se transmettent. Et c’est dans ce continuum que tous les jours, il faut avoir cette hygiène de vie, de respect envers la matière, mais aussi parfois d’impertinence. (…) C’est tous les jours que les gestes se transmettent. C’est tous les jours qu’on remet au goût du jour une tradition. » 

En nous dirigeant vers la boutique, nous passons sous les ormes. L’enfance est le royaume de la métaphysique : elle voit des étoiles qui brillent dans les arbres la nuit, et voici que j’imagine des boules de verre suspendues aux branches. Alors ces boules de Noël ?

[00:13:45] « Les boules de Noël, les boules de Noël… C’est une aventure assez incroyable, en fait. La légende dit qu’un jour il y a eu un été très rude, très très chaud et donc pas de fruits d’arrière-saison, or l’on utilisait de coutume pour décorer l’arbre de Noël des petites pommes, des crèches, les hosties non consacrées, mais aussi des pommes de pin, des petites noix. » 

Et là, l’histoire dit qu’un verrier inspiré pour compenser cette injustice de la nature a remplacé les fruits qui étaient venus à manquer par des boules en verre. Effectivement, dans le village voisin où j’habite à Goetzenbruck, on souffle depuis le début du XVIIIᵉ siècle des boules de différents diamètres, de 10cm à 1 mètre de diamètre, qui étaient cassées, brisées pour y découper du verre optique, pour fabriquer du verre de lunette ou du verre de protection d’instruments de mesure, comme des boussoles, des montres à gousset, et cetera. Et là, l’idée que qui a été corroborée par l’Histoire, c’est qu’effectivement, cette unité de production à partir de 1858, a mis en production des boules argentées. Ils produisaient ces boules de différentes couleurs. Ils les faisaient argenter à l’intérieur avec des techniques de miroiterie. Ils y adjoignant une petite attache avec un petit bouchon en liège, une petite collerette en laiton. C’est une aventure qui a duré très longtemps puisqu’ils ont produit ces boules au début des années 60 jusqu’à 250 000 unités par an, exportées à travers le monde entier. Malheureusement, la concurrence du verre mécanisé, l’apparition des matériaux plastiques ont conduit à fermer le rideau sur cette belle aventure.

Et ici, à la fin des années 90, on a réuni les derniers verriers vivants, des vétérans verrier, qui sont venus travailler avec nos jeunes verriers pour leur enseigner un peu ces techniques traditionnelles de fabrication de boules de Noël. Un petit article dans la presse locale plus tard, on nous demandait d’ouvrir pour vendre ces boules. Je me rappelle, j’étais jeune et vaillant. On l’a vendue difficilement sur un week-end, une cinquantaine de boules et on était très fiers. Entre temps, on a invité des designers à revisiter cette tradition. On a communiqué, on a inventé des process… Et l’an dernier, on en était à presque quasiment 80 000 boules de Noël vendues, avec une trentaine de modèles contemporains, traditionnels. C’est un peu un conte de fées. Et c’est grâce à cette économie autour de la boule de Noël que ce site verrier aujourd’hui renaît de ses cendres et peut investir dans la recherche, dans les résidences d’artistes, dans la gestion du musée. On est dans une économie circulaire très vertueuse parce que, en plus, les boules de Noël ne renient pas notre posture qui consiste à sauvegarder le savoir-faire, le remettre en culture, le revisiter et le partager avec le plus grand nombre.

Voilà, le verre, c’est l’enfance, c’est la neige dont les cristaux font scintiller chaque boule de Noël. Le verre est la matière de ce conte dont nous sommes les éternels héritiers. La magie de l’enfance, c’est elle le véritable Graal, et c’est au Centre International d’Art Verrier de Meisenthal qu’elle est retrouvée.          

 

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