Entretien

Des ailes aux talents : Sylvain Prudhomme rencontre Laurence Equilbey

Sylvain Prudhomme

La Fondation Bettencourt Schueller a lancé cet été, en collaboration avec les Éditions Gallimard, la deuxième saison de son podcast « Des ailes aux talents », qui met en avant des femmes et des hommes de talent dans les différents domaines qu’elle soutient : les sciences de la vie, les arts et la solidarité. 

Cette nouvelle saison comprend 8 épisodes de 15 minutes, huit portraits littéraires écrits par des auteurs des Éditions Gallimard. Elle est produite par le studio de Radio France. Dans le portrait retranscrit ci-dessous, Sylvain Prudhomme part à la rencontre de Laurence Equilbey, cheffe d'orchestre.

 

« Soyez plus charmants ». Nous sommes le 9 mai 2023, à trois jours de la première de La Nuit des Rois à la Seine Musicale, sur l'île Seguin. L'orchestre répète ce jour-là sans le choeur, avec les solistes des deux ballades de Schumann qui seront les sommets du programme imaginé par la cheffe d'orchestre Laurence Equilbey, alternance de contes méconnus en forme de mini-opéras et de morceaux plus orchestraux ou choraux. Depuis le début de la séance, la cheffe travaille les équilibres, les balances entre les voix et l'orchestre, précisant les nuances, réclamant des musiciens qu'ils marquent bien les diminuendos et les contrastes. Tout à l'heure elle s'est récriée de voir les cuivres et les timbales presque couvrir la colère du roi. Elle a montré en souriant la basse Rafal Pawnuk : « Heureusement qu'il a une voix énorme ».

 

[00:30:50] « Les balances. Ça c'est presque ce que je préfère répéter. C'est un peu l'école Harnoncourt. Il était vraiment un peintre des balances. Avec un souci des équilibres entre les instruments qui était extrêmement original et sensible. Et moi, j'ai pris ça beaucoup en héritage. Je me compare pas à lui mais je sais que c'est un travail que je fais aussi énormément avec les chanteurs, avec l'orchestre et l'intonation. Ça donne aussi la continuité du discours musical. Que ce soit très clair pour les gens. Parce qu'en fait, souvent, quand on s'ennuie dans un concert, je pense, c'est aussi parce qu'on perd le fil. Et ne pas perdre le fil c'est ne pas perdre cette fameuse incantation dont je parlais tout à l'heure. »

Maintenant c'est l'air du ténor, Ric Furman. Un air qui dans la fable vient de loin, rappel de l'enfance de la Reine et des chansons de troubadours d'autrefois, mélodie que Schumann a voulue facile, presque sentimentale. « Soyez plus charmants », Laurence Equilbey dit ces mots aux musiciens et instantanément la couleur change, la musique s'éclaire, le ténor lui-même trouve dans le phrasé une joie qui jusque-là manquait. La cheffe se retourne et le regarde. Sur son visage on lit un pétillement qui est à la fois enthousiasme sincère et indication pour le chanteur, cap à tenir : continue d'être tout entier habité par cette allégresse, transmets-la. Qu'est-ce qui fait la grâce d'une interprétation ? Qu'est-ce qui sépare une voix terne d'une voix tout d'un coup joyeuse ? C'est infime, c'est mystérieux, et pourtant cela fait tout. La musique à présent rayonne, donne une chaleur infinie, émerveillée, contagieuse.

[00:43:46] « Ça, c'est important pour la direction. Avec un même orchestre, un chef n'aura pas le même son qu'un autre chef. Et c'est pareil pour le chœur. Parce que justement, vous avez une projection mentale du son que vous voulez avoir, et ça influence le groupe. Ça c'est incroyable. C'est comme ça. Ça doit être une sorte de kinésiologie spécifique. Mais ça s'est vérifié tout le temps. La façon dont vous allez demander une levée ou quelque chose comme ça, ça influence tout le temps. »

Je me suis assis près d'un assistant qui a devant lui la partition et le détail du texte allemand de La malédiction du chanteur, avec la traduction française en vis à vis. Je découvre les vers de Robert Pohl, d'après Ludwig Uhland, mis en musique par Schumann. Nous sommes là tous ensemble, dans la lumière blanche d'une salle de répétition ordinaire, en habits de tous les jours, sacs posés en vrac sur les marches. Et pourtant la puissance de la musique et du texte nous transportent instantanément ailleurs. « Jadis se dressait un fier et vieux château/ surplombant les terres au bord de la mer/ au milieu de jardins fleuris et embaumés /où jaillissaient de fraîches fontaines./ Là siégeait une roi fier / invaincu sur de vastes terres. » La soliste Rachel Frenkel est magnifique, son assurance absolue. Jamais vers ne m'ont semblé plus beaux, la puissance du verbe plus manifeste, la voix d'une narratrice plus ferme dans son geste de poser un monde.

A présent le ténor et le baryton entrelacent leurs voix en un splendide duo. Ils jouent deux troubadours venus au château tenter d'émouvoir l'impitoyable roi. La direction de Laurence Equilbey est sobre, sans baguette, index sur les lèvres closes pour réclamer aux cordes un finale pianissimo. Comme les cuivres fanfarent pour applaudir les chanteurs qui viennent de se taire, elle leur jette un regard noir et rieur à la fois, d'un air de leur dire : ça va pas ? Elle félicite les solistes, leur demande de mieux marquer un forte qu'elle fait reprendre à l'orchestre. Sa voix est  menue, son autorité naturelle, immédiate. On sent son écoute extrême, suraiguë. C'est par là qu'elle tient le groupe : par l'exceptionnelle qualité de son écoute. C'est comme si elle entendait tout, captait chaque relâchement des vents, chaque accélération intempestive du ténor : son visage alors se crispe, dans tout son corps se devine une contrariété presque physique, qu'aussitôt chacun devine.

[00:08:22] « De toute façon il faut toujours être très concentrée. Ça, c'est essentiel. Et surtout avoir les oreilles reposées pour pouvoir écouter, être avec cette capacité d'écoute décuplée. Parce que votre geste est très en fonction de ce qui sort de l'orchestre. Vous vous réagissez en fonction de ce qui se passe. À la fois vous anticipez et en même temps vous réagissez, c'est ça qui n'est pas évident. Donc il y a une grande concentration. Après, il faut être inspiré parce que sinon, si vous êtes juste un contrôleur de tour de tour de contrôle, ça ne marche pas. »

Nouveau moment de grâce. Pour mieux faire entendre la complexité harmonique de l'air de la reine, Laurence Equilbey demande à la soliste Camille Schnoor de chanter d'abord seule avec le premier violoncelle. Pendant deux minutes, on entend comme jamais l'art de Schumann, le dialogue des deux lignes mélodiques, d'une audace et d'une subtilité infinies. Bouleversant dépouillement. Je voudrais un concert entier comme ça, rien qu'avec le violoncelle et la soliste.

[00:22:30] « C'est pour ça que j'aime bien le préromantisme et le romantisme des débuts. C'est qu'ils vont se servir de l'harmonie pour avoir un langage très, très sensible. Et ça va être extrêmement raffiné comme comme façon de faire. Ça va être très discret. Ça va être des choses qui passent comme ça. Vous, vous savez qu'elles existent, mais la personne qui écoute ne va pas analyser que c'est cette note-là qui fait que c'est incroyable. Mais ces compositeurs-là se servent beaucoup de ça, Schubert, Schumann. Et je trouve ça infiniment précieux comme langage. »

Le lendemain la répétition a lieu à l'auditorium. J'arrive en avance, reconnais dans le couloir certains musiciens, bavarde avec eux. J'ai l'impression d'être un peu des leurs. Par les hexagones de verre de l'imposante sphère qui abrite l'auditorium, je regarde au-dehors les immeubles flambants neufs, la passerelle en travaux, les péniches amarrées, les avironnistes qui filent torse nu dans la fin d'après-midi sur la Seine, à deux pas des forêts. Je suis loin des quartiers que je connais. Tout semble suspendu, le bruit du monde relégué loin.

Puis je franchis les lourdes portes de la salle et plonge dans la nuit. Tout est éteint. A l'écran les châteaux dessinés d'Antonin Baudry succèdent aux crayonnés de cavaliers, de rois. Les solistes sont en costume, les choristes en bleu de travail, debout aux deux balcons latéraux. Je découvre la puissance des pièces déjà entendues la veille, amplifiées à présent par les voix de l'ensemble Accentus. Tutti triomphants, révolte du peuple devant l'infamie du tyran. Ce sont des balades révolutionnaires, anti-royalistes, choisies aussi pour leur message politique. De mon siège excentré, je peux voir les deux écrans qui permettent aux solistes de suivre la cheffe à l'avant-scène. Pour la première fois je l'observe de face, gestes plus amples que la veille, battue plus marquée, pour être sûre de bien tenir tout le monde dans le tempo. Voilà l'entrée au château. Fête, pompe, cuivres en liesse. « Les salles du palais aujourd'hui sont en fête » La cheffe bondit, serre le poing, réclame de toute la vigueur de ses bras des fouettés, de la fougue.

Deux jours plus tard c'est la première. La salle est comble. Près de moi une femme et un tout jeune enfant dont le profil me dit quelque chose. Le ténor entre en scène, mon intuition se vérifie. Le gamin ne peut contenir sa joie : Daddy ! A présent je peux m'abandonner, lâcher mon carnet, n'être plus qu'écoute. A son pupitre Laurence Equilbey dirige, baguette bien en main cette fois.

[00:07:42] « C'est un des moments que j'aime beaucoup, évidemment, la restitution devant un public, parce que d'abord, on a le maximum de concentration des musiciens. Donc ça, c'est exceptionnel parce qu'ils font attention à plein plein de choses. Ils se rappellent de tout ce qu'on a fait en répétition et c'est là que c'est vraiment une performance, comme on dit en anglais. Et donc moi, si l'instrument est en pleine possession, c'est là où le lâcher prise peut être le plus évident. Parce que vous avez une telle confiance que vous y allez. Vous savez que votre départ sera bien compris, que tout va bien marcher. Et vous prenez juste le plaisir du moment. »

La première ballade passe, se referme sur la mort du Page. Puis sans transition, pour accompagner la sortie du chœur, la cheffe enchaîne sur une brève marche funèbre de Beethoven. Suivie d'une Marche spirituelle, de Beethoven toujours, dirigée sans baguette, à mains nues, comme pour mieux en épouser l'extraordinaire douceur, portée par les cordes et les bois. Je ne pensais pas que cet intermède serait si émouvant. Le temps s'arrête, pur moment de recueillement, de beauté, de grâce.

Enfin c'est le dénouement que j'attends : la fameuse malédiction du chanteur. Le jeune troubadour qui avait osé défier le roi est mis à mort par le despote. Le chœur tout entier rugit, dit sa colère, son scandale. L'ami du troubadour repart avec le corps du défunt dans les bras, se retourne, fait tomber sa foudre sur l'orgueilleux château. « Malheur à toi, fier château ! /En ces lieux plus jamais ne résonneront /ni musique ni chants. / Seuls des soupirs, des gémissements, /des pas d'esclaves plaintifs ». Suspens. Le malheureux s'éloigne dans le silence. Alors a lieu le miracle. Le chœur s'est approché, a envahi toutes les travées de la salle. De toutes parts son murmure s'élève, tout proche, aussitôt bouleversant, d'une délicatesse venue d'ailleurs. « Il a hurlé, il a été entendu. /Les murs se sont effondrés, / les salles dévastées. /Des jardins embaumés ne reste qu'une lande déserte./Telle est la malédiction du chanteur ». Revanche de l'art : punir, c'est priver de musique. Perfection de la fable : un château, une mer, des jardins et tout un monde auront surgi, pour à la fin retourner au néant, exactement comme la musique se termine et s'éteint. Cela aura été.

Je regarde cette femme à qui nous devons d'être là. Cette femme qui a pensé du début à la fin ce programme, 1h40 de musique ininterrompue, sans entracte, sans pause, Schumann puis Beethoven puis Schumann cousus ensemble en un patchwork qui n'allait pas un instant de soi, cette femme qui a exhumé ces ballades méconnues et nous en a éblouis, qui a créé il y a plus de trente ans ce merveilleux chœur Accentus, créé il y a onze ans cet Insula Orchestra. Je sais qu'elle est par ailleurs passionnée de musique électronique, a même un pseudo sur la scène électro, IKO.

[00:45:42] « Moi j'aime bien le risque dans l'art et les choses un peu hors-normes, un peu folles, parce que je trouve que ça nous rend plus vivants. Ça ne veut pas dire que des choses modestes n'intéressent pas, au contraire, moi je fais une symphonie de Mozart je suis ravie, mais j'ai besoin de me confronter à des choses un tout petit peu challenge, qui ont un challenge important, artistique. »

Le public applaudit les solistes, l'orchestre, le chœur. Elle vient saluer aussi, à la fin, modeste, discrète. J'ai envie de crier : C'est elle ! C'est elle qu'il faut remercier. Dehors le métro est bloqué : une heure d'attente avant reprise du trafic. Retour sur terre. Je mets deux heures à rentrer chez moi. Qu'importe : Nuit des Rois.

 

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