Des ailes aux talents : Monica Sabolo rencontre Steven Leprizé
La Fondation Bettencourt Schueller a lancé cet été, en collaboration avec les Éditions Gallimard, la deuxième saison de son podcast « Des ailes aux talents », qui met en avant des femmes et des hommes de talent dans les différents domaines qu’elle soutient : les sciences de la vie, les arts et la solidarité.
Cette nouvelle saison comprend 8 épisodes de 15 minutes, huit portraits littéraires écrits par des auteurs des Éditions Gallimard. Elle est produite par le studio de Radio France. Dans le portrait retranscrit ci-dessous, Monica Sabolo part à la rencontre de Steven Leprizé, ébéniste.
« Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ». La célèbre phrase de Marc Twain est affichée sur une grande banderole au-dessus de nos têtes, dans l’atelier de Steven Leprizé, à Bussy Saint Georges, près de Paris. Ces mots illustrent parfaitement la nature de ce jeune homme, ébéniste inventif et fiévreux, qui multiplie les innovations et les façons de travailler le bois. Il nous reçoit, souriant, regard franc derrière des lunettes à montures transparente, tatouage sur l’avant-bras des divers éléments liés au bois. Ici, dans cet entrepôt à trois plateaux qui abrite l’atelier, un show-room et un studio de design, il est partout question de créativité, de défi et de raffinement. Des mystérieuses machines monumentales travaillent le bois qui se fait tour à tour souple, transparent, aérien, léger, élastique. Il se mêle à l’acier, au béton, au marbre. Il s’enroule à la façon d’une pelure d’orange, se déforme sous l’impulsion de ce qui ressemble à une pompe à vélo miniature, se distend sous les doigts. La société Arca (Atelier de recherche et de création en ameublement), créée en 2009, fourmille d’idées et ne cesse et de se déployer. Elle compte aujourd’hui onze employés, comme le répète Steven Leprizé à plusieurs reprises, désireux de rappeler que l’aventure est avant tout collective, que tous ces jeunes gens rêvent et explorent ensemble.
00.03.32 « C’est un atelier que j’ai créé en 2009 avec un collègue de promo. On était que deux pendant des années. En 2014, il a décidé de quitter l’entreprise, d’arrêter. Je me suis aussi posé la question au même moment d’éventuellement arrêter (…) , on gagnait très peu. (…) J’ai décidé de racheter ses parts, de continuer. (…) Et puis, tout doucement, j’avais été d’abord seul avec un apprenti, puis j’avais un auto entrepreneur avec moi. Et puis j’ai fini par embaucher en CDD, deux CDD, trois CDI. Aujourd’hui, on est onze. Les derniers emplois qu’on a créés, c’est autour de la création. »
Entrer dans cet atelier est comme pénétrer un autre monde où la matière est manipulée, transformée, déformée, entraînant une joie enfantine chez l’observateur. La première invention de Steven Leprizé, développée à l’origine avec son associé, puis seul, est le bois gonflant, baptisée Airwood, qui consiste à apposer de la marqueterie sur une matière souple, permettant ainsi de déformer le bois grâce à l’injection d’air.
Par la suite, il met au point un nouveau procédé, le « WooWood® », qui permet de remplacer les tiroirs par des poches élastiques, et pour lequel il est lauréat en 2017 du prix Liliane-Béttencourt pour l’intelligence de la main de La Fondation Bettancourt-Schueller, dans la catégorie « Talents d’exception ».
00.03.24 « On a bossé avec un ingénieur, trois hommes pour trouver les bons adhésifs aussi, et on vient le coller sur du caoutchouc pour animer le bois d’une manière un peu surréaliste. On passe d’un état totalement plat, minimal, avec le raccord de ménage comme une planche, tout ce qu’il y a de plus banal posé là, qui va s’animer et se mettre en mouvement quand on va y mettre un objet déjà assez au côté. Très impressionnant, fascinant. Les gens adorent toucher cette matière et l’utiliser (…). On peut faire des coffrets avec bijoux, montres, bouteilles qui vont et la matière va venir. Elle va venir draper l’objet à la fois pour suggérer ses contours et à la fois pour le maintenir comme un élastique, donc le maintenir des mouvements ou le maintenir de la gravité. »
Enfin, il crée le bois larmé, par une superposition de grillages perforant la matière. Avec ce procédé, il crée pour Hermès le Kellywood, une série limitée de sac à mains réalisée en chêne des marais. Il a également démonté une moto - son autre passion - et conçu un prototype avec des pièces de carénage en bois larmé. Il voudrait bien aller faire un tour avec l’engin – qui a été réalisé aux normes -, mais, victime de son succès, la moto est en Chine pour une exposition, puis sera envoyée à Milan, et enfin à New York. Pour Steven Leprizé, l’art est un jeu, mais que l’on pratique avec le plus grand sérieux. Que ce soit pour une moto, une installation monumentale au plafond d’un hôtel de luxe en Suisse, ou un escalier pour un particulier, la passion est la même, évoquant quelque chose de l’ordre de l’enthousiasme émerveillé et de l’insatiable exploration des possibles.
00.23.24 « Oui, le point commun entre toutes ces créations, c’est les procédés et matériaux dérivés du bois innovant que l’on applique à ses créations. Alors, dans 99 % des cas, il y a les innovations à appliquer dessus. Parfois, ce sont des projets plus basiques ou c’est simplement une idée de contour, de dessin original. Parfois des collaborations aussi, comme cette console qui a été faite avec Alexander Chassériau, le tabouret là bas qui a été fait avec George Gesner. Tous les deux des amis et designers. »
La soif créatrice est née en Bretagne, où Steven Leprizé a grandi, à l’orée de la forêt de Brocéliande. L’enchantement est là-bas, dans les chemins qui serpentent sous les arbres sombres, mais aussi dans la maison familiale où chacun est follement créatif.
Fils d’un charpentier menuisier, le père a créé un musée autour du machinisme agricole, de l’outillage, de l’artisanat. Là-bas, tout est retapé, réparé, avec les moyens du bord. Les tracteurs, moissonneuses batteuses, solex, motos, motoculteurs et petits objets manuels reprennent vie. Dans la famille Leprizé, on aime tout faire soi-même. Plomberie, peintures, rafistolages en tout genre. La mère gère une crêperie, « Le patrimoine » où tous les travaux de rénovation sont réalisés par la famille. De son côté, Steven commence par trafiquer ses jouets. Son grand frère étant passionné de jeux de rôle, il passe son temps à peindre les décors et les personnages, sans participer à une seule partie, tout entier aspiré par la minutie de son rêve.
00.20.49 « Ce dont je me souviens, c’est que dès que j’avais un jouet, fais souvent, quand j’avais un jouet, je le customiser en lui faisant une boîte. Je me rappelle que j’avais des voitures télécommandées. Donc fabriquer une remorque pour la voiture télécommandée avec un treuil pour mettre pour monter la voiture électriquement avec une pile dans la remorque de la première qui, une fois démarrée, tracter la voiture avec le plateau. (…). Je faisais aussi des finger board, donc c’étaient des petites planches à roulettes qu’on manipule avec les doigts. J’en ai encore une sur mon bureau, là, et je fabriquais carrément des skateparks en bois. Oui, oui, je prenais des palettes que je désossais et je faisais des rampes en bois. »
Steven s’initie aussi à la science, avec ce grand frère passionné qui répond à toutes ses questions, cherchant des réponses dans des livres, lorsqu’il ne sait pas. Sa grande sœur, elle, l’initie à la fiesta, à profiter de la vie. Steven traîne dans l’atelier de son père, utilisant des machines dangereuses dès que celui-ci a le dos tourné. Tout est né là-bas, la passion du dessin, de la science, des machines et celle de redonner vie à des objets, qui chez les Le Prizé, ne sont jamais obsolètes. Le sentiment d’ennui aussi, dit-il, lui a permis de développer son imaginaire. Vivre à l’orée d’une forêt permet aussi se laisser aller à la rêverie, et d’inventer des projets, de plus en plus audacieux.
En grandissant, Steven ressent le désir de travailler avec plus de finesse, il veut traiter des matières précieuses et vraies, il se tourne alors naturellement vers le bois. Il est le premier membre de la famille à quitter la Bretagne pour Paris. Il obtient un BEP d’agencement, puis un baccalauréat d’ébéniste, avant de suivre, entre 2006 et 2008, un diplôme des métiers d’art ébénisterie à l’École Boulle, dont il sort major de promotion. Il est le premier membre de la famille à quitter la Bretagne pour Paris. Depuis 2011, il enseigne à l’école Boulle, afin d’assurer ce qui lui tient peut-être plus à cœur encore que l’innovation : la transmission. Steven Le Prizé veut partager son savoir, former les jeunes générations est, à ses yeux, un devoir moral. Il donne des cours sur mes machines mais apprend aussi à ses élèves à réaliser un devis et à rédiger des mails au client.
00.39.46 « (…) On essaye tellement d’ouvrir l’esprit des jeunes et de l’ouvrir, d’en mettre un éventail le plus large possible dans ce qu’ils font et plutôt de leur inculquer une démarche de travail que beaucoup partent ensuite vers d’autres disciplines ou d’autres spécialités. Mais par contre, ce bagage technique qu’on leur donne, ça leur donne une arme sans égal quand ils passent en bureau d’études ou en bureau de design. Certains, et heureusement, il y en a beaucoup qui restent artisans d’art. »
Steven Leprizé aime échanger, partager, que ce soit avec des étudiants, des designers ou des scientifiques. Son enthousiasme l’emmène toujours plus loin, dans des dimensions inexplorées. Il navigue dans un espace ou la science et l’artisanat d’art se rencontrent, permettant des projets fous, mêlant l’ultra-modernité à la tradition. Récemment, Arca a collaboré à une thèse avec l’école des Mines, explorant la projection thermique sur bois, des projections de métal, de céramique ou de verre. L’atelier a également participé à une thèse avec l’Ecole supérieure de Physique et de Chimie industrielle de Paris, en développant un procédé qui permet, par impulsion d’air, d’ouvrir des portes comme si elles s’animaient, à la façon de vers, d’animaux magiques qui ondulent sous nos yeux. Le monde Steven Leprizé est un lieu organique et envoûtant, où le bois se déploie comme une fleur qui s’ouvre. En, attendant de pouvoir développer ce dernier projet fou, qui demande des moyens financiers qu’il n’a pas encore, l’ébéniste continue de rêver. Et de bricoler avec ses filles de sept ans qui ont déjà leurs propres outils pour enfants ainsi qu’un tour à bois. Peut-être réalisent-ils ensemble des skate parks, ou des remorques pour petites voitures ? Ou des animaux merveilleux en bois souple ? Quoiqu’il en soit, le geste de Steven Leprizé suit toujours le même mouvement : celui de la transmission.
Pour écouter ce podcast, rendez vous sur le site de la Fondation Bettencourt Schueller.
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