Des ailes aux talents : Maruska Le Moing rencontre Rosa Cossart
La Fondation Bettencourt Schueller a lancé cet été, en collaboration avec les Éditions Gallimard, la deuxième saison de son podcast « Des ailes aux talents », qui met en avant des femmes et des hommes de talent dans les différents domaines qu’elle soutient : les sciences de la vie, les arts et la solidarité.
Cette nouvelle saison comprend 8 épisodes de 15 minutes, huit portraits littéraires écrits par des auteurs des Éditions Gallimard. Elle est produite par le studio de Radio France. Dans le portrait retranscrit ci-dessous, Maruska Le Moing part à la rencontre de Laurence Equilbey, chercheuse en neurosciences.
Chacun sait qu’il est impossible de dormir dans un Ouigo, la tablette inclinable est trop étroite pour s’y accouder, l’espace entre les sièges trop restreint, et les voisins trop bruyants. Le Paris-Marseille de 5h58 promettait d’être douloureux.
Pourtant, parfois, les astres s’alignent, les Ouigo partent à l’heure, et votre voisin de siège manque à l’appel. Deux places, rien que pour moi ? Ô, délice ! Je vais pouvoir m’allonger, caler ma tête sur mon sac, tirer le store, poser un pull sur mes yeux, et dans l’odeur de laine chaude, dormir, pendant 3h27 ! Le sommeil que l’on vole dans les trains est le plus délicieux, meilleur encore que le repos du juste ou les nuits bien méritées.
Avant de sombrer, je repasse mes leçons, tente de me remémorer les mots justes pour ne pas faire d’impair tout à l’heure : « Vous avez étudié l’hippocampe au stade de l’embryogénèse, et, si je ne me trompe pas, montré qu’en travaillant sur le développement des circuits neuronaux de la mémoire on éclairait leur fonctionnement à venir ». Il faudra faire attention à ce que l’entretien ne devienne pas trop scientifique, trop technique, à ne pas non plus virer dans le panégyrique, surtout pas de louages commerciaux ou de compliments à la commande.
Il y a quelques mois, on m’a proposé d’écrire le portrait d’un lauréat de la fondation Bettencourt. « À vous de choisir parmi nos talents. N’hésitez pas à consulter leur profil sur notre site internet. ». Alors je scrolle en quête de ma personnalité d’exception. Celle-là est pas mal…, je parcours les bios et photos, celui-ci aussi à vrai dire… mais… non je ne choisirai pas le séduisant céramiste, et pas non plus le directeur de la villa Médicis, on m’accuserait d’être intéressée ou de chercher à réseauter. Et un scientifique, par exemple ? Pourquoi pas cette neurobiologiste qui travaille sur la mémoire, à Marseille, où la vie est plus belle ? Elle s’appelle Rosa, et c’est le prénom que je rêvais de porter quand j’étais petite. En concurrence avec Marie-Rose, à cause de l’odeur délicieuse de la lotion anti-poux. Allez, va pour Rosa, va pour Marseille, le soleil, la mer et le Ouigo de 5h58.
Pour arriver à l’INMED, l’Institut de Neurobiologie de la Méditerranée, que dirige Rosa Cossart, il faut prendre un Ouigo, un métro, puis un bus, le B1. À Marseille, contrairement à Paris, on prend le bus. Chacun s’y engouffre joyeusement, s’y sert, s’y colle à la moiteur des autres, et, parfois, crie pour demander au conducteur de rouvrir les portes. Si, on avait bien appuyé, mais le temps d’atteindre la porte à travers la marée humaine…
Le B1 pourtant se vide au compte goutte à mesure qu’on s’éloigne du centre, et au terminus, à l’arrêt « Campus de Luminy », il n’y a plus que des touristes et des promeneurs qui ne se rendent probablement pas à l’INMED, mais plus certainement au parc national des Calanques, dont on aperçoit l’entrée sur la droite.
Le campus de Luminy c’est la Silicon Valley, en mieux. Un technopole ou l’on peut étudier les sciences du sport, les sciences de l’univers, les sciences tout court, poursuivre des recherches en mathématiques, océanologie, chimie bactérienne, plasmas et procédés phoniques, lancer une start up en immunologie, commercialiser des inhibiteurs de protéines kinases, et, en fin de journée, faire quelques longueurs à la piscine ou observer les sangliers et les renards du parc.
Rosa Cossart, elle, préfère découper des tranches de cerveau. « Regardez ça ! » Ses yeux bruns s’illuminent tandis qu’elle pointe du doigt une chiffonnade de neurones placée dans une coupelle minuscule sous l’objectif d’un gigantesque microscope. Pour obtenir cette belle lichette de cervelle, on utilise ça, m’explique-t-elle : une sorte de trancheuse à jambon en modèle réduit, qui se trouve juste à côté sur la paillasse. Ça a l’air de rien, mais ça vaut très cher, une machine comme ça. Moins cher, cependant, qu’un costume d’Académicien. Rosa vient d’être nommée à l’Académie des sciences. Elle me révèle la somme qu’il faut débourser pour se doter de l’habit vert. Et comment font les membres qui ne souhaitent pas investir dans cette pièce indémodable, brodée d’or et de branches d’olivier ? Pas de problème : pour les célébrations officielles, l’Académie peut vous louer le costume d’un mort. Rosa est allée essayer le sien dans la collection de l’Institut ; elle la portera lors de la cérémonie de réception retransmise en direct sur Youtube.
Si Rosa entre à l’Académie, c’est à cause de ce qu’on voit sur cet écran, à droite : du gris. Mais du gris avec de belles nuances et quelques formes arrondies. Du gris, immobile, que Rosa observe avec fébrilité. Mais immobile à l’œil nu seulement, car sur l’ordinateur voisin, on peut observer les réponses du neurone aux stimulations des scientifiques, et le voilà qui se réveille, s’agite, nous parle, par le truchement du logiciel.
« Ça c’est la partie géniale de notre métier ! », s’enthousiasme Rosa. C’est pour ça, que le CNRS lui a attribué une médaille d’argent. Pour ça aussi qu’elle est Chevalier de l’ordre du Mérite. Pour cette distinction cependant, il y eut moins de flonflons que pour l’Académie, car les mœurs ont bien changé depuis le Moyen Âge. L’ordination des chevaliers se fait maintenant par voie postale.
[36.25] « D’un coup, un jour, je vois un courrier dans le batch de mon immeuble, où il y avait écrit «Préfecture de police» (…) Je me dis «J’ai été trop vite, qu’est-ce que j’ai fait ? Et j’ouvre, et je vois «M. le Président, vous êtes nommée Chevalier de l’ordre du Mérite…» »
- Mais ça arrive par lettre, ça ?
- Par lettre ! (…) Ma fille me dit, elle était petite encore à l’époque, «Mais Maman, qu’est-ce qu’il t’arrive ?»
- Je dis : «Maman est chevalier.»
- Elle me dit : «Mais non, tu es une princesse !»
(rires) »
Si la chercheuse ne crache pas sur ces récompenses, elle garde une certaine distance et même un peu de surprise devant cette avalanche de médailles. « Vous savez c’est un cycle qui s’auto-nourrit, une sorte de capitalisme de la reconnaissance : plus vous êtes visible, plus on vous met en avant. ». Non, elle n’est pas modeste, assure-t-elle, c’est simplement que tout cela n’est pas si grave.
[33.43] « En fait, je me dis qu’il n’y a pas grand-chose de très grave dans ce que je fais, quand même. Enfin, c’est vrai. Faire de la recherche, c’est pas grave, je ne suis pas pilote d’avion, j’ai pas la responsabilité d’une centrale nucléaire, ni d’une salle de chirurgie. »
Lorsque je m’excuse, en préambule de notre entretien, de ne pas être scientifique, elle répond du tac au tac : « Oh, moi non plus ». Elle m’explique qu’elle est entrée à Centrale grâce aux coefficients de la dissert› de français, et qu’au sein de cette grande école d’ingénieurs, elle a surtout fait de la mise en scène pour le club théâtre. Puis, ne se sentant pas particulièrement appelée par les grands groupes ou la banque d’affaires, elle a débuté une thèse en neurosciences, sans savoir académique, sans plan de carrière, alors même qu’on lui avait formellement déconseillé la recherche. « Vous n’allez quand même pas finir sur une paillasse », l’avait-on menacée à l’époque à la Maison des Centraliens. Ironie du sort, elle s’est retrouvée récemment à poser, assise, sur une paillasse de laboratoire, pour un magazine scientifique.
Après sa thèse, Rosa part en post-doc à Columbia, à New York, une ville qu’elle adore, mais malgré d’alléchantes offres d’emploi, elle choisit pourtant de rentrer en France, à Marseille, à l’INMED, qu’elle dirige aujourd’hui avec modestie et passion, encadrant les recherches de 130 scientifiques, vêtus pour l’essentiel de t-shirt, short et Converse, parlant anglais, et placardant sur les portes des labos des extraits de BD humoristiques ou des mises en gardes essentielles « This machine has no brain, use your own ».
Ces dernières années, Rosa et son équipe travaillent sur les circuits de la mémoire, in vivo, chez les animaux libres de se mouvoir. C’est-à-dire chez des souris qui courent sur un tapis. Les souris disent beaucoup de nous, en termes de fonctionnement neuronal en tout cas. Quand elles ont fini leur journée de travail à l’INMED, ces athlétiques rongeuses sont raccompagnées, en voiture électrique, vers une sorte de pension de luxe pour souris de laboratoire, une animalerie où l’on ne rigole pas avec le bien-être animal.
« Et il n’y a pas des choses qui vous font peur ?
- Pour les souris ?
- Non, dans la vie. »
L’intelligence artificielle peut-être. Le risque que tout devienne trop facile, trop efficace.
Non pas qu’elle craigne d’avoir moins à faire, car Rosa sait s’occuper : elle cuisine, des tartes à la tomate, des tchatchouka aux merguez, lit beaucoup, tous les soirs avant de dormir, court trois fois par semaine, elle aime l’opéra, le rap - I Am, NTM, Enimem-, elle dessine, adore passer du temps avec ses amis, sa famille ; elle saurait s’occuper s’il fallait moins travailler. Non, ce qui la chiffonnerait, ça serait d’avoir passé ces années à scruter des axones, espionner des dendrites, amadouer des synapses, pour rien. Pour rien, si les machines, bientôt, comprennent mieux que nous comment nous fonctionnons, nous aimons, nous mémorisons.
[1.29.12] « En fait, ce qui m’inquiète c’est que les choses soient de plus en plus faciles… Le fait que les choses soient difficiles, ça fait que le désir est encore là. »
[1.29.42] « J’ai peur qu’on ne puisse pas s’empêcher de se faciliter la vie. »
[1.30.16] « À quoi ça sert, de travailler sur le cerveau ? (rires) Est-ce que finalement, tout n’est pas si simple ? Est-ce que, finalement, on est obligé d’aller dans le détail de la complexité de la biologie pour comprendre, si une machine va arriver à faire quelque chose que fera un cerveau humain… En fait, si l’humain est prévisible, ça veut dire que les machines peuvent le remplacer, si l’humain est imprévisible, on a encore un peu d’avenir devant nous.
- Et votre point de vue c’est quoi ?
(rires de Rosa en réponse) »
Non, elle préfère croire que l’humain garde une once de mystère et d’imprévisibilité. C’est le cas de la souris, en tout cas.
[1.32.25] « Par exemple, nous, très simplement, une des choses que l’on fait, c’est qu’on met des souris sur un tapis, sous un microscope, et ce que l’on va observer dépend du fait que la souris veuille bien courir. On ne les entraine pas à courir, on les laisse libres (…) Et donc, on a des souris qui courent, on ne sait pas pourquoi, et des souris, eh bien, elles courent pas. Et elles peuvent être magnifiques, la préparation du point de vue expérimental est au top, la souris elle court pas, bah voilà, je ne sais pas ce qu’il y a… (rires) Pareil pour l’addiction, il y a des souris addicts et des souris pas addicts, c’est comme ça, on ne sait pas l’expliquer. Il y a beaucoup de choses, encore, qu’on ne sait pas expliquer. »
« Mon savoir est plein de doutes », dira Rosa lors de son discours de réception à l’Académie, quelques jours plus tard. Pour ma part, en prenant congé, sur le parvis de l’INMED, grand bâtiment futuriste entouré par les collines rocailleuses des Calanques, je pressentais déjà que j’allais rater mon portrait, que je ne n’arriverais pas à tenir ma ligne de conduite, que j’allais être obligée de faire un panégyrique.
Longtemps, j’ai récriminé contre mon collège, qui ne nous avait fait faire ni voyage scolaire, ni stage d’observation en entreprise. Pas étonnant que j’ai ensuite erré dans les études supérieures en quête du métier idéal. Mais je remercie aujourd’hui la fondation Bettencourt d’avoir réparé cette erreur et organisé cette journée en immersion professionnelle. J’y ai découvert une personnalité charismatique, un métier épanouissant, et j’ai pu affiner mon orientation : plus tard, je serai Rosa Cossart.