Entretien

Des ailes aux talents : Joffrine Donnadieu rencontre Jérôme Aucordier

Joffrine Donnadieu

La Fondation Bettencourt Schueller a lancé cet été, en collaboration avec les Éditions Gallimard, la deuxième saison de son podcast « Des ailes aux talents », qui met en avant des femmes et des hommes de talent dans les différents domaines qu’elle soutient : les sciences de la vie, les arts et la solidarité. 

Cette nouvelle saison comprend 8 épisodes de 15 minutes, huit portraits littéraires écrits par des auteurs des Éditions Gallimard. Elle est produite par le studio de Radio France. Dans le portrait retranscrit ci-dessous, Joffrine Donnadieu part à la rencontre de Jérôme Aucordier, fondateur de l'association Le Colibri.

 

Ce qui me surprend avant tout ce sont les mains de Jérôme. Grandes et fortes, elles ressemblent à celles d’un homme qui cultive la terre, pas à celles d’un homme qui pianote sur son portable, développe des projets, recrute du personnel. Pas à celles du fondateur de Colibri. Elles détonnent dans ce bureau aux baies vitrées à Arcueil. Maintenues par de belles manches d’un blanc immaculé, on dirait qu’elles sont déguisées. Elles jouent à faire l’adulte. Au début, elles serrent leurs poings, leurs doigts se croisent et se décroisent comme pour se donner une contenance, mais très vite, elles gesticulent, dansent, volent dans les airs, construisent des radeaux invisibles, fabriquent des cabanes imaginaires. Je vois les mains d’un enfant à l’école qui ne tient pas en place et attend avec impatience la fin de la leçon pour courir dans les champs ou taper dans le ballon avec les copains. Des yeux malicieux, un grand sourire, Jérôme me confirme qu’il était bien cet enfant.

Il grandit à Saint-Benoît-sur-Loire dans le Loiret avec ses deux frères et sa sœur. Jérôme est le cadet de la famille, mais dans cette maisonnée, il n’est jamais tout à fait le petit dernier. Ils ne sont pas quatre frères et sœurs, mais plutôt dix.

[00:05:47] « Mes parents, ma mère était famille d’accueil. Ça aide un petit peu. J’ai baigné dans une maison où il y avait six enfants qui étaient placés par la DASS. À l’époque, cela s’appelait comme ça. Et qui vivaient avec nous. Donc voilà, c’étaient des fratries. Donc, j’ai été entouré d’enfants dans ma maison familiale. Ma mère gardait aussi tous les enfants du village et on les emmenait à l’école. »

C’est naturellement qu’il s’implique dès l’âge de quinze ans dans l’association du village, les Jeunes du Val d’Or, en tant qu’aide-animateur. Jérôme, c’est Peter Pan des temps modernes. Chef d’une tribu de cent-dix enfants, il monte des projets avec eux en semaine, et les accompagne l’été. Avec le temps, Jérôme ne fera qu’agrandir ce territoire. Sa route est toute tracée.

Il a vingt-huit ans quand il découvre le mouvement des Scouts de France et leur projet Plein Vent, destiné aux jeunes des quartiers populaires. Il consiste à les emmener en vacances afin de leur faire découvrir de nouveaux horizons. En m’évoquant ce détail, Jérôme rit aux éclats.

[00:05:47] « On n’était pas scouts et on ne voulait pas être scouts. C’est ça qui est assez fou. On était un peu des rebelles en se disant : nous on ne veut pas de chemises, on ne veut pas de machin, par contre, la méthode nous intéresse. »

En 1996, alors que Jérôme est animateur dans un « camp pour tous » en Lozère, un adolescent de quatorze ans s’en prend à son éducateur et le plaque au sol. Il veut l’amocher à coups de pierre. Jérôme intervient. Il trouve les bons mots pour apaiser le jeune, puis l’écoute et l’accompagne sans relâche durant les trois jours suivants. À la fin du séjour, le jeune garçon le gratifiera d’une surprenante évaluation : « T’es pas mauvais dans la relation avec les gosses. »  C’est le déclic qui décidera de son avenir : Jérôme comprend qu’il veut travailler dans le social.

Instinctif et autodidacte plutôt que scolaire, il abandonne ses études dans l’électronique et la maintenance audiovisuelle, et tel un oiseau se laisse porter par le vent dans divers quartiers populaires, où il aiguise son savoir-faire. Lui qui, d’après les professeurs, n’était pas destiné à un brillant avenir, entame une formation pour devenir éducateur.

Riche de ses multiples expériences auprès des jeunes en difficulté, il accompagne et forme les futurs professionnels de l’enfance sur le terrain pour les Scouts de France. Il part pour Guérande en 2002 afin de monter une structure conçue par la PJJ (Police Judiciaire de la Jeunesse) : une réponse alternative à la prison pour les jeunes délinquants. Le projet est baptisé « Armen » en référence au phare portant ce nom : isolé au milieu des flots, solide comme un roc, il brave les tempêtes. Pendant trois ans il applique sa propre pédagogie et ses méthodes éducatives inspirées du mouvement scout. C’est ici, entre vagues et nuages, que le projet Colibri se dessine.

[00:17:49] « Et puis on voulait montrer que le groupe était un pilier et que eux étaient aussi des piliers. Et qu’en fait, face à toutes leurs histoires de vie, la tempête, on serait encore là pour eux. »

Jérôme obtient un master en management sans avoir le bac. C’est quand même pas mal. Oui, c’est bien joué. Une jolie revanche sur le système scolaire pour ce garçon qui ne supportait pas le cadre et les contraintes. Il aurait enfin pu se poser sur une branche, y construire son nid, mais non.

En 2007, Jérôme prend le poste de directeur-adjoint au centre d’activités des Scouts et Guides de France à Jambville. Il est installé dans un château sur un site de plus de cinquante hectares. Jérôme connaît bien les lieux. Dix ans plus tôt, il y a participé à un grand rassemblement et il se souvient s’être imaginé à la tête d’un établissement aussi important. Grâce à ses nouvelles responsabilités, Jérôme développe l’activité du site et crée un partenariat avec la PJJ. Désormais, en plus des scouts, le château accueille des jeunes en réinsertion sociale venus participer à des chantiers éducatifs. Sur le domaine, on utilise ses mains. Des mains construisent des bâtiments, d’autres font de la peinture, d’autres encore cultivent un potager. Mais avant tout, ces mains se découvrent des talents, des potentiels. Ces mains seront plus tard celles d’un jardinier ou d’un couvreur en qui personne ne croyait, pas même elles.

Pour chaque jeune, l’équipe éducative élabore un projet personnel avec des objectifs précis. Tandis que Jérôme me raconte cela, ses yeux brillent. Je vois en lui le petit garçon qui croit en ses rêves.  

 Il devient directeur en 2013. Il dirige désormais une équipe de trente-cinq salariés. Le grand chef du Pays Imaginaire pourrait contempler ces six mille mètres carrés de territoire et s’arrêter là, mais comme toujours une force le pousse en avant. 

[00:24:03] « Dans les chiffres, j'ai fait plus de 30 événements, plus de 1000 personnes et quinze événements de plus de 15 000 personnes. Donc en fait, je suis d'un point de vue logistique, organisationnel, technique. Donc j'ai fait ça pendant longtemps. Et chez les scouts, j'étais Monsieur grands rassemblements aux préfectures, etc. Donc j'ai fait ça pendant six ans et demi et après on m'a proposé le poste de directeur de Jambville. »

[00:24:03] « J'avais fait un rassemblement là-bas quand j'avais 17 ans et je me suis dit que ça devait être sympa de gérer une boîte comme ça. Puis je me dis ça doit être pas mal de gérer ça quand même. Ça, c'est à 17 ans. »

À l’entrée du château se trouve un ancien presbytère que l’archevêché souhaite vendre depuis des années. C’est l’opportunité de concrétiser le projet Colibri qui a commencé de germer dans l’esprit de Jérôme à Guérande, de développer sa propre pédagogie, en marge du scoutisme, auprès des enfants et des jeunes tombés de leur branche.

Jérôme constitue une petite équipe de bénévoles pour trouver des maisons afin d’accueillir des jeunes de l’ASE et appliquer la méthode scoute à sa façon, et sans l’uniforme. Peter-Pan et ses petites-mains lèvent des fonds, récoltent soixante mille euros. Le rêve devient peu à peu réalité. Joséphine, une fée Clochette tout juste sortie de Sciences Po, va l’aider à mettre en forme les idées qui s’agitent dans sa tête. Durant dix mois, la nouvelle brigade dédiée aux enfants perdus bâtit les fondations de Colibri, puis présente le projet à l’ASE. Une première étape est franchie : le presbytère est acquis. Mais il y a des travaux à effectuer.

Sensible au projet, la Fondation Bettencourt Schuller permet à Jérôme et à son équipe d’ouvrir les portes de la première maison Colibri à sept adolescents en octobre 2017. Dans les trois ans qui suivent, dix autres lieux de vie voient le jour. Quatre ouvriront en 2023, quatre autres en 2024 et deux en 2025. Et si j’interprète le grand sourire de Jérôme à l’annonce de ces bonnes nouvelles, je comprends que Colibri ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Peter Pan doit répondre aux demandes de l’ASE toujours plus nombreuses. En effet, il y a de moins en moins de familles d’accueil pour recevoir les enfants à la dérive, alors Jérôme et son équipe trouvent, selon son expression, des cases pour ceux qui ne cochent aucune case. Les incasables. 

Chaque ouverture de maison se déroule de la même façon. Les animateurs et les jeunes inaugurent un arbre réalisé par leurs mains. Il trône à l’entrée ou dans le salon. Il est l’identité du lieu de vie.

Ces arbres racontent la fable amérindienne du colibri :

« Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés et atterrés observaient, impuissants, le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes d’eau dans son bec pour les jeter sur le feu. Au bout d’un moment, le tatou, agacé par ses gesticulations dérisoires, lui dit : « Colibri ! Tu crois que c’est avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ? » « Non, répond le colibri, mais je fais ma part. »

Captivés par le petit animal, petits et grands écoutent l’histoire avec attention, puis chacun perche son colibri aux ailes vertes sur une branche. Elles changeront de couleurs durant le séjour en fonction des objectifs réalisés et des défis relevés sous les yeux de toute la maisonnée. Le défi principal pour bon nombre d’entre eux est de retourner à l’école. Tous doivent retrouver une place dans la société. Colibri est là pour les accompagner.

Contrairement aux enfants du Pays Imaginaire qui refusent de grandir, ceux-là sont devenus adultes trop vite et ne connaissent pas l’insouciance du jeune âge, le bonheur de savourer un chocolat chaud devant un dessin animé ou de traîner en pyjama le weekend, ni même le plaisir de râler au moment de mettre le couvert.

Au sein de ces lieux de vie, les jeunes âgés de sept à dix-huit ans retrouvent leur âge grâce à un maître ou une maîtresse de maison, un psychologue et plusieurs éducateurs. Le programme d’une journée est dense. Entre le petit-déjeuner, le temps de scolarité, le déjeuner, le chantier qui consiste aussi bien à s’occuper d’un poulailler ou d’une ruche, ou bien de construire une cabane, ou encore de jardiner, les temps de découverte d’un métier, l’heure consacrée à une activité sportive, les jeux et enfin, le dîner, ils n’ont pas le temps de s’ennuyer.

[01:04:01] « Donc des chantiers, c'est quoi ? C'est par exemple, on a des potagers dans les maisons, on a des abeilles. Donc ils vont s'occuper des abeilles. Ils ont des projets. Ils ont fabriqué des cabanes au mois d’août. Ils ont des chantiers qu'ils ont prévus eux. Ils ont fait des poulaillers. Et puis ils vont également être dans les découvertes des métiers. Ils vont peut-être aller en stage chez le boulanger. Ils vont aller faire cette découverte de métier qui va lui permettre de se remettre en action. Et puis, un des piliers chez les scouts, c'est la question de rendre service à la communauté. Par exemple, on est bénévoles, dans l’association Bibliothèque sans Frontière. »

Jérôme me rappelle que pour un enfant une année paraît une éternité. Il faut donc agir vite, obtenir le plus rapidement possible des résultats encourageants pour ces jeunes. Au total, cent-quarante-neuf enfants et adolescents ont tour à tour posé leur valise pour un temps dans une chambre décorée par leurs soins.

Alors que l’entretien se termine, mon regard est attiré par un arbre peuplé d’oiseaux de l’autre côté de la baie vitrée. Jérôme me présente l’arbre de l’association. Chaque colibri porte le nom d’une maison. Un geste trop vif fait tomber l’un d’entre eux. Jérôme le recueille dans ses paumes, le replace délicatement sur sa branche, s’assure qu’il est bien installé. Prêt à l’envol.

 

Pour écouter ce podcast, rendez vous sur le site de la Fondation Bettencourt Schueller.

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