Des ailes aux talents : Jean-Baptiste Del Amo rencontre Guillaume Canaud

La Fondation Bettencourt Schueller a lancé cet été, en collaboration avec les Éditions Gallimard, la deuxième saison de son podcast « Des ailes aux talents », qui met en avant des femmes et des hommes de talent dans les différents domaines qu’elle soutient : les sciences de la vie, les arts et la solidarité.
Cette nouvelle saison comprend 8 épisodes de 15 minutes, huit portraits littéraires écrits par des auteurs des Éditions Gallimard. Elle est produite par le studio de Radio France. Dans le portrait retranscrit ci-dessous, Jean-Baptiste Del Amo part à la rencontre de Guillaume Canaud, medecin-chercheur néphrologue.
C’est une histoire comme on aimerait en entendre plus souvent, celle d’une rencontre entre un patient et un médecin qui aboutit à une découverte heureuse et ouvre désormais de nouvelles perspectives de recherche.
Elle commence en septembre 2015, lorsque Guillaume Canaud, néphrologue, reçoit en consultation Emmanuel, un patient âgé de 26 ans, atteint d’une maladie rénale et d’un syndrome rare, appelé syndrome de Cloves, dont le jeune médecin n’a jusqu’alors jamais entendu parler.
Nous savons que nous héritons tous du patrimoine génétique de nos parents. Mais, dans un certain nombre de pathologies, des mutations surviennent au cours du développement embryonnaire. C’est le cas pour le gène PIK3CA, responsable du syndrome de Cloves, dont la mutation se produit généralement très tôt et va engendrer chez le fœtus des surcroissances localisées qui peuvent varier selon les individus. On estime aujourd’hui que la prévalence de ce syndrome se situe entre 1/15.000 et 1/30.000, ce qui est rare, mais n’est pas exceptionnel.
Lorsqu’Emmanuel consulte le docteur Canaud, plusieurs de ses organes sont atteints par des malformations vasculaires. Il souffre également d’une atteinte cardiaque causant une insuffisance cardiaque, de nombreux œdèmes et d’une insuffisance rénale. Chacune de ces atteintes est à un stade très avancé et tous les traitements symptomatiques ont été essayés sans amélioration notable. Ni la dialyse, ni la greffe, ni le traitement optimal pour l’insuffisance cardiaque ne sont envisageables car l’état général d’Emmanuel est trop altéré.
Il s’agit d’une impasse thérapeutique. Seuls des traitements de support, appelés traitements palliatifs peuvent lui être proposés pour atténuer les douleurs ou diminuer sensiblement les œdèmes. Emmanuel est un jeune homme brillant, avec un solide bagage scientifique. Il est donc très conscient de sa maladie, des limites de ces traitements et de l’échec thérapeutique dans lequel se trouve le corps médical.
Guillaume Canaud ne peut se résoudre à cette impasse et commence des recherches sur la mutation génétique dont est porteur Emmanuel. Cette mutation est très fréquemment rencontrée en cancérologie (entre 20 et 30% des cancers sont dus à une mutation du gène PIK3CA). Le médecin pense alors qu’il existe certainement des recherches en cours visant à trouver un moyen de bloquer ce gène. En effet, cette mutation, dite « activatrice », confère aux cellules une facilité pour se multiplier.
Pour expliquer ce fonctionnement à ses patients, Guillaume Canaud leur fait souvent un dessin : « Vous avez la cellule avec, au milieu, le noyau qui est le « cerveau de la cellule » et au milieu du noyau vous avez l’ADN. L’ADN, c’est notre patrimoine génétique, et c’est dans cet ADN qu’est survenue la mutation PIK3CA. L’ADN, c’est une partie codante qui va donner naissance à ce qu’on appelle l’ARN, la partie complémentaire. L’ARN va sortir du noyau pour aller dans le cytoplasme qui entoure le noyau et, là, il va être traduit en protéines. Ce qui est malade, c’est le gène, mais en conséquence il va donner naissance à une protéine anormale. Et donc PIK3CA quand on dit que c’est une anomalie génétique, oui il y a la cassure du gène, mais par contre c’est la protéine qui va en découler qui est malade parce qu’elle est toujours active. »
Ce qu’il faut donc, c’est une molécule qui va bloquer cette protéine. Ses recherches orientent Guillaume vers le laboratoire Novartis qui développe alors une molécule de ce type en phase 1 d’essai clinique, c’est à dire très tôt dans son développement, puisqu’il s’écoule généralement une dizaine d’années entre une phase 1 et la mise sur le marché d’un médicament.
Des discussions sont engagées avec le laboratoire en octobre 2015. Bien qu’il ne possède pas encore de données précises, Guillaume Canaud explique à Novartis qu’il a toutes les raisons de penser que la molécule en cours de développement bloquera efficacement la protéine produite par PIK3CA. Un accord est trouvé : si le médecin obtient l’autorisation de l’Agence nationale du médicament (l’ANSM), Novartis mettra la molécule à sa disposition avec sa prescription. Cela signifie que sa responsabilité est engagée. Pour le laboratoire, les enjeux financiers sont extrêmement importants, en particulier dans la perspective de commercialisation d’un traitement pour le cancer du sein. Emmanuel est très fragile et pourrait présenter des effets secondaires ou des complications graves, ce qui mettrait en péril la commercialisation de la molécule.
Heureusement, l’intuition du docteur Canaud se révèle bonne. Les effets sont spectaculaires pour Emmanuel dont les malformations réduisent de volume de façon significative et dont l’état de santé s’améliore rapidement. En consultant plusieurs de ses confrères de l’hôpital Necker — généticiens, dermatologues, chirurgiens —, il s’aperçoit qu’un certain nombre d’entre eux a reçu en consultation d’autres patients atteints du syndrome de Cloves.
Un groupe est constitué, au sein duquel se trouve une enfant qui présente une malformation abdominale d’une extrême gravité. La fillette est inopérable. Après de nouvelles discussions avec Novartis, Guillaume reçoit l’autorisation de traiter cet enfant au cours de l’été 2016, soit neuf mois après Emmanuel. Ce n’était pas une évidence, car rappelons qu’il s’agit d’une molécule initialement destinée à traiter le cancer du sein chez l’adulte. Là encore, les résultats sont plus que probants. Cette petite fille est sauvée par le traitement.
Dix-sept autres patients sont traités et les résultats positifs sont publiés en juin 2018. Novartis ouvre alors un programme mondial d’accès à la molécule afin que des médecins puissent la proposer à des malades atteints de formes graves du syndrome de Cloves. Des demandes affluent du reste de l’Europe, des Etats-Unis et d’Asie.
Dans le même temps, le laboratoire est entré en phases 2 et 3 du développement du médicament en cancérologie du sein et souhaite déposer une demande de mise sur le marché aux Etats-Unis et en Europe pour cette application. La molécule n’est donc pas abandonnée, ce qui aurait peut-être été le cas si son efficacité dans le traitement du cancer du sein n’avait pas été démontrée.
Début 2019, un essai clinique dit « de vie réelle » est lancé. L’ensemble des données concernant les premiers patients traités à travers le monde sont collectées afin d’être soumises à des experts indépendants qui devront juger de l’efficacité du traitement.
L’ANSM se montre alors prudente et souhaite un essai classique, c’est à dire un essai dans le cadre duquel une partie du groupe de patients reçoit un placebo, et l’autre partie le traitement normal afin d’évaluer l’efficacité de la molécule en comparant les résultats obtenus pour ces deux groupes durant plusieurs mois ou années.
La FDA, l’Agence américaine du médicament, manifeste quant à elle son intérêt. Au cours de l’été 2019, Guillaume Canaud est invité à présenter les premiers résultats, puis à constituer une base de données qui collecterait notamment des informations concernant les effets secondaires du traitement, en particulier sur la croissance et la puberté des enfants.
De l’été 2020 au mois de mai 2021, les données des 44 patients traités à l’hôpital Necker sont réunies, auxquelles s’ajoutent celles de 13 autres patients ailleurs dans le monde. 58 000 pages de documents concernant ces 57 premiers patients sont soumises à une société d’expertise indépendante située aux Etats-Unis qui, à la fin de l’été 2021, confirme au laboratoire Novartis l’efficacité et la tolérance du traitement.
Au mois de février 2022, après avoir à son tour étudié ces données, la FDA dépêche à l’hôpital Necker une commission d’inspecteurs et de traducteurs assermentés qui vérifient l’ensemble des informations collectées, les autorisations obtenues pour chaque patient, jusqu’aux relevés de température de conservation du médicament dans la pharmacie du laboratoire durant les quatre années précédentes.
Il s’agit de la dernière phrase précédant une possible autorisation ; l’enjeu est donc de taille.
Quinze jours plus tard, le docteur Canaud reçoit un courrier officiel de la FDA l’informant qu’aucune anomalie n’a été relevée en terme de retranscription des données, d’évaluation de l’efficacité du traitement et de ses effets secondaires.
Début avril 2022, Novartis reçoit une autorisation de mise sur le marché aux Etats-Unis.
« C’est une autorisation qui est dite accélérée puisqu’il a fallu trois ans et dix mois pour l’obtenir alors qu’il faut en principe quinze à vingt ans. Ce traitement est désormais disponible en pharmacie aux Etats-Unis, mais en contrepartie on a un certain nombre d’obligations. Il faut qu’on montre que Novartis a bien fait de développer ce médicament et que la FDA a bien fait de donner l’autorisation. On fait donc une veille bibliographique, on surveille tous les articles qui sont publiés. La FDA et Novartis sont également en contact avec les associations de patients aux Etats-Unis. Et la troisième chose c’est qu’on fait aussi un essai clinique standard, randomisé, contrôlé (un groupe reçoit le placebo, l’autre la molécule) qui est en cours depuis un an et trois mois et qui va nécessiter encore deux ans avant d’être terminé. Il y a ensuite un suivi à plus long terme sur cinq ans. On peut donc imaginer que si tout se passe bien ce traitement sera disponible en France d’ici cinq ou six ans. »
Dans la mesure où le médicament n’est pas encore autorisé en Europe par l’ANSM, les médecins ont un « pouvoir compassionnel », c’est-à-dire une dérogation des autorités de santé européennes qui leur permet de traiter les patients en l’attente d’une éventuelle autorisation de mise sur le marché.
À ce jour, un peu plus de 220 patients sont traités à l’hôpital Necker.
Jusqu’à récemment, le syndrome de Cloves était encore peu connu, même au sein du milieu médical. La grande variabilité de présentations cliniques — allant d’un doigt ou d’un membre augmenté de volume à des malformations veineuses, des anomalies du cerveau ou des malformations très graves, — fait que de nombreux spécialistes sont potentiellement confrontés à des malades, sans pour autant être toujours informés du rôle joué par PIK3CA ou d’autres gènes impliqués dans ces anomalies.
La découverte de Guillaume Canaud a non seulement permis à des centaines de malades de retrouver une vie normale, mais les nombreuses publications à destination des scientifiques et du grand public ont aussi offert une meilleure visibilité du syndrome de Cloves au niveau international, un accès facilité au diagnostic et une meilleure prise en charge des patients.
« Notre objectif à travers ces publications et des financements que nous avons obtenus c’est de faire en sorte que ce soit mieux connu des médecins et de faire en sorte que ce diagnostic qui normalement doit être fait à la naissance ou en anténatal puisse être très connu des pédiatres de néonatalogie afin qu’ils puissent adresser les enfants concernés dans un centre avec les compétences pour faire un diagnostic génétique et une prise en charge adaptée. »
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