Des ailes aux talents : Etienne Kern rencontre Laurent de Cherisey

La Fondation Bettencourt Schueller a lancé cet été, en collaboration avec les Éditions Gallimard, la deuxième saison de son podcast « Des ailes aux talents », qui met en avant des femmes et des hommes de talent dans les différents domaines qu’elle soutient : les sciences de la vie, les arts et la solidarité.
Cette nouvelle saison comprend 8 épisodes de 15 minutes, huit portraits littéraires écrits par des auteurs des Éditions Gallimard. Elle est produite par le studio de Radio France. Dans le portrait retranscrit ci-dessous, Étienne Kern part à la rencontre de Laurent de Cherisey, membre de l'association Simon de Cyrène.
De cet homme, l’évangile ne dit pas s’il était berger, pêcheur ou marchand, ni pourquoi il était là. Il s’appelle Simon, Simon de Cyrène, c’est à peu près la seule chose qu’on sache de lui. S’est-il avancé d’un peu trop près ? Voulait-il voir le spectacle ou apporter son aide ? Il est là, tout simplement. Et quand ils l’aperçoivent, les soldats romains lui donnent un ordre : qu’il aille soutenir cet homme que la foule, autour d’eux, appelle le roi des Juifs. Qu’il aille porter la croix avec lui jusque là-haut, au Golgotha. Ensuite, sa mission accomplie, Simon retourne dans l’ombre d’où il est venu. La Bible ne dira plus rien de lui. Mais avant de disparaître, il aura été cette rencontre, il aura été celui qui vient en aide, celui qui ne demande rien mais qu’on réquisitionne.
En 1983, Laurent de Cherisey a été réquisitionné, lui aussi. Ça commence au téléphone. Sa sœur, Cécile, 17 ans, vient d’être victime d’un accident de voiture. Elle est plongée dans le coma ; elle y reste huit mois. À son réveil, elle sourit. Elle sourit, mais les lésions cérébrales sont là, irréversibles. Le corps est abîmé, et avec lui la jeunesse et les promesses de l’avenir. Il faut faire face. Cécile, lentement, s’engage dans un nouveau chemin : la dépendance, l’extrême fragilité, le regard blessé qu’on porte sur soi-même. Pour ses proches, c’est un nouveau chemin aussi : celui de l’attention, de la présence, celui de l’espoir auquel on ne renonce pas tout à fait. Il faut faire face. La vie, parfois, se charge de nous réquisitionner.
[19:42 à 20:04] « Quand on voit le SDF, le migrant, la personne au corps difforme, avec le handicap, il y a des jours où je vais passer mon chemin, puis d'autres jours où je vais regarder. Et puis je vais regarder peut-être de manière apeurée, et d’autres jours il va y avoir un regard de fraternité, mystérieux. Ça nous dépasse, hein. »
Vingt-trois ans passent. C’est 2006. Laurent de Cherisey revient d’un long voyage. Quatorze mois durant, avec son épouse Marie-Hélène et leurs enfants, il a sillonné les cinq continents pour aller à la rencontre d’hommes et de femmes qui, chacun à leur manière et dans plus de vingt pays, se sont mis au service d’une cause qui les dépasse. Les Cherisey en reviennent avec des mots, des images : un livre et une série documentaire pour la télévision, qui portent tous deux pour titre Passeurs d’espoir. Ils en reviennent, surtout, avec une conviction, et c’est là que ce long voyage croise le chemin de Cécile et cette réquisition du handicap : il y a toujours plus à faire pour prendre soin des autres ; il y a toujours de nouveaux modèles à concevoir.
L'idée, qui mûrissait depuis longtemps, vient de prendre forme : il doit être possible d’inventer des espaces où vivraient ensemble des personnes valides et des personnes qui, dans tous ces presque et ces peut-être qui font une vie, n’ont pas échappé au handicap. Il doit être possible d’offrir à Cécile un « chez moi » qui soit un « chez nous » : une maison commune où chacun prendrait soin des autres et où la différence deviendrait chemin d’alliance. Pour Laurent de Cherisey, ce serait cet acte de foi, ce non à la grisaille, ce serait, enfin, le « je suis là » qui assume et qui transcende toutes les réquisitions pour faire d’elles un choix. Ce serait sa manière d’être à son tour passeur d’espoir et de bâtir, si précaire, si difficile soit-il, un lieu pour la confiance et pour la joie. Et pour ce lieu, le nom est tout trouvé : ce sera celui de cet homme qui, le long d’un chemin, a répondu à un appel et partagé le poids d’une croix. C’est un jour de 2006, l’association Simon de Cyrène vient de naître. Six ans plus tard, en 2012, la première maison Simon de Cyrène ouvre ses portes, à Vanves, tout près de Paris. Viendront ensuite Angers, Dijon, Nantes, Marseille, Lyon ou Bordeaux, en tout vingt-cinq maisons, où vivent ensemble plus de 200 salariés et plus de 150 personnes qui, depuis leur naissance ou à cause d’un accident, souffrent de lésions cérébrales.
[23:12 à 23:25] « Au début, il m'a fallu convaincre six ministres parce que tout ce que je faisais était hors cadre. Il fallait des dérogations politiques parce que je n'avais pas droit de faire ce que je faisais. Quand tu innoves, par définition, tu fais quelque chose que tu n'as pas le droit de faire. »
La maison de Vanves demeure, en quelque sorte, la maison-mère. Elle accueille aujourd’hui 70 personnes, parmi lesquelles une trentaine sont handicapées. L’une d’entre elle s’appelle Cécile de Cherisey. Et c’est là, à Vanves, que j’ai eu, dans les tout premiers jours du printemps, l’occasion de rencontrer son frère, Laurent.
J’arrive avec un peu d’avance, je vois une librairie religieuse et, au-dessus des toits, un beau clocher de briques rouges. Un bruit derrière moi, Laurent descend de sa moto, retire son casque, me tend la main dans un sourire puis m’invite à le suivre. Les locaux, autrefois, étaient occupées par un monastère. Des couloirs, une cour. De grandes nappes de lumière tombent des fenêtres. Dans le parc, un lilas, des jonquilles, des plantes médicinales. Laurent me présente Isabelle, l’une des résidentes. Quand on dit résident, ici, on peut parler des personnes handicapées comme des personnes valides : elles vivent en colocation dans des appartements composés de plusieurs studios et d’un grand salon partagé. Isabelle me regarde, ne dit rien. J’apprendrai plus tard qu’elle souffre d’aphasie. Quand elle avait vingt ans, elle est tombée de sa moto.
Nous entrons dans le réfectoire. Aujourd’hui, c’est repas communautaire. Il est midi. Il est quinze heures. Le temps a-t-il encore vraiment cours ici ? Les gens se parlent, les gens s’écoutent. Nous nous présentons mutuellement. Près de moi, un homme en fauteuil. Je lui demande son nom : « Appelle-moi Sa Majesté ». Il a ce rire énorme qu’Homère prêtait aux dieux. Inès, sa voisine, handicapée comme lui, me dit qu’il s’appelle Pierre. Elle aime son humour ; Pierre, lui, aime la générosité d’Inès. Dès qu’il s’agit de mettre des mots sur soi ou sur les autres, il n’est plus question ni de fauteuil, ni de génétique ou d’AVC : le handicap ne saurait définir qui que ce soit. Inès et Pierre se connaissent depuis dix ans ; ils se sont mariés l’an dernier. Ils échangent un sourire. À côté d’eux, Estelle discute avec Catherine, qui est médecin dans la maison. Estelle murmure : « Il m’arrive que des merdes ». Un peu après, elle rit elle aussi. Une jeune femme s’installe à notre table : elle est en service civique. Elle dit qu’ici, elle trouve du sens. Elle me dit : « C’est un lieu où l’on grandit. » Laurent se penche vers moi, me parle d’un résident qui lui a dit, un jour : « Ici, je suis un vivant ». Je lève les yeux, voici Isabelle ; elle va de table en table et prend chaque visage en photo. Les mots, les images : les mots résistent à Isabelle, les images s’offrent à elle.
[05:09 à 05:37] « La fraternité, c'est quelqu'un qui est capable de dire à l'autre « J'ai besoin de toi » parce que quand il lui dit « j'ai besoin de toi », il lui dit « Je te fais confiance ». Et surtout, quand tu as un corps fragile, être capable de dire à l'autre « je te fais confiance », c'est inouï, hein ? C’est une espèce de jaillissement du faire-société, c'est la source du faire-société, c'est la source de la société, c'est la source du lien à l'autre, c'est la source de « être humain ensemble », d'un nouvel art de vivre ensemble. »
Le repas s’achève. Catherine, le médecin, m’emmène voir Claire dans son studio. Claire est l’une des résidentes les plus âgées. Elle est en fauteuil. Accident de la route, encore. Quand j’arrive, elle a un pinceau à la main. Les murs sont couverts de peintures : la mer, un phare, plusieurs oiseaux, des bouquets de fleurs qui explosent en tons jaunes et bleus. Tout ici dit l’ouverture, l’envol, la couleur. Claire rêve qu’on fasse une exposition de ses tableaux.
Laurent me téléphone : il faut revenir au réfectoire, la fête commence, il faut voir ça. C’est jour de fête en effet, et d’émotion : Marine, la directrice de la maison, quitte aujourd’hui ses fonctions. Les discours, les voix qui tremblent, la lumière, toujours, qui tombe des fenêtres. Puis les jeux, une série de rébus, et la danse, oui la danse, un maloya, ou plus exactement un tutoriel projeté sur grand écran pour apprendre le maloya, d’abord le premier pas, devant, derrière en deux fois huit, un coup bras droit, un coup bras gauche, puis tout s’emmêle dans un grand éclat de rire.
Le silence revient. Le bruit d’une chaise. Une femme s’avance, je ne la vois que de dos. Elle se retourne, c’est Isabelle, encore. Son visage, ses mains, l’émotion est palpable. Elle regarde Marine, la directrice. Elle prend une grande inspiration, regarde autour d’elle, baisse les yeux, regarde encore Marine, sourit. Puis elle dit, d’une voix très lente : « partir, partir, partir, longtemps, tu vois, dommage, bordel, je t’aime ». Elle se rassied. Les mots, ce nuage de mots sont encore dans la salle. C’est qu’ils viennent de très loin, c’est qu’ils ont été arrachés, imposés, offerts avec une force et une générosité qu’on peut à peine concevoir. L’aphasie n’a pas tout pris. Le handicap n’a pas tout pris. L'accident de moto n’a pas gagné.
Il est midi, il est quinze heures, je ne sais plus, c’est bientôt fini. On applaudit. Les gens s’en vont. Laurent me raccompagne à la sortie. Il me répète ces mots : « Ici, je suis un vivant. »
[28:29 à 28:40] « Si tu ne veux pas te tromper dans tes choix, ne te dis pas aujourd'hui “Qu'est-ce que je choisis” quand tu as un choix important à faire, mais dis-toi “Le dernier jour de ma vie, qu'est-ce que je serai heureux d'avoir fait comme choix ?” »
Laurent remet son casque, monte sur sa moto, je le regarde s’éloigner. C’est les premiers jours du printemps, le ciel est lourd, une averse se prépare. Laurent tourne au bout de la rue, il aura été cette rencontre, il aura été celui qui vient en aide, celui qui ne demande rien mais qu’on réquisitionne et qui, là où il n’y a rien, crée quelque chose.
Je reste encore un peu là, devant la porte. Les mots, les images. Les oiseaux et les fleurs, le lilas, un coup bras droit, un coup bras gauche, la lumière avant la pluie. La vitrine de la librairie religieuse attire mon attention. Je m’approche. Sur une affiche, des mots, encore, ils sont de saint Benoît, ils disent : « Écoute, incline l’oreille de ton cœur ». Et ce que j’écoute encore en repartant, je m’en rends compte, c’est la voix d’Isabelle : « Partir, partir, partir, longtemps, tu vois, dommage, bordel, je t’aime ».
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