Des ailes aux talents : Carole Martinez rencontre Grégoire Scalabre

La Fondation Bettencourt Schueller a lancé cet été, en collaboration avec les Éditions Gallimard, la deuxième saison de son podcast « Des ailes aux talents », qui met en avant des femmes et des hommes de talent dans les différents domaines qu’elle soutient : les sciences de la vie, les arts et la solidarité.
Cette nouvelle saison comprend 8 épisodes de 15 minutes, huit portraits littéraires écrits par des auteurs des Éditions Gallimard. Elle est produite par le studio de Radio France. Dans le portrait retranscrit ci-dessous, Carole Martinez part à la rencontre de Grégoire Scalabre, céramiste.
Grégoire Scalabre, le céramiste, centre la balle de terre grise sur la girelle de son tour, il l’humidifie et la masse informe tourne entre ses mains.
Le titan Prométhée aurait créé les hommes à partir d'eau et de terre.
Grégoire Scalabre peut tourner douze heures d’affilé sans même y penser.
D’après la Genèse, Yahvé Dieu a modelé l’homme avec la glaise du sol. Son nom, Adam, est lié au mot adamah désignant la terre en hébreu.
Grégoire Scalabre abandonne ses mains qui montent la terre, il écoute de la musique dans son casque et la forme jaillit au sommet de la motte sous ses doigts mouillés.
Dans la plupart des civilisations, on retrouve ce thème : le premier homme a été modelé par un dieu dans la boue, la glaise, l’argile ou la poussière.
Les pièces semblent venir d’elles-mêmes. Cela parait facile de dompter l’informe. Le petit doigt de la main droite du céramiste remonte lentement le long de la paroi du vase miniature qui se dessine, tandis que le pouce et l’index de sa main gauche la pincent délicatement. Rien ne danse.
Selon les croyances, le corps de nos lointains aïeux est soit de terre crue, soit de terre cuite, soit une enveloppe, soit une prison pour le souffle qui l’habite. Les premiers hommes ont pu l’observer : le cadavre redevient terre, la poussière retourne à la poussière. Ce corps de boue nous rappelle notre condition de mortels.
Est-ce cette puissance des textes et des mythes premiers qui m’émeut alors que j’observe les mains de Grégoire Scalabre et que je vois cette minuscule amphore se former sous ses doigts ?
L’humanité a modelé ses premières divinités dans l’argile.
De l’homme ou du démiurge qui a modelé l’autre ?
Chacun des doigts de l’artiste joue sa partition, l’index glisse à l’intérieur de la pièce et pousse légèrement sur la paroi pour augmenter le galbe du vase.
La maitrise de la terre, comme matériau, nous plonge aux racines de l’humanité, elle l’a utilisée pour réaliser ses idoles, ses abris et les contenants d’argile qui lui ont permis de transporter, de conserver, de cuire ses aliments.
Puis, grâce à une fine aiguille d’acier, l’objet créé est séparé de la motte de terre, sa matrice. Le vase est là, il a surgi. Le céramiste le pose sur une planche, à côté de ses frères, avant de se lancer dans une nouvelle pièce.
Potiers et céramistes, qu’ils soient artisans, artistes ou chamanes, ont joué un rôle essentiel en développant et en transmettant leur technique au fil des siècles.
Est-ce cette familiarité profonde, ce souvenir hérité, ou tout simplement la beauté du geste de Grégoire Scalabre qui me touche quand une nouvelle amphore émerge au sommet de la motte de terre sur le plateau de son tour ?
Des petites amphores comme celle-ci, délicat objet chargé de toute l’histoire humaine, il lui arrive d’en façonner 700 par jour, et il lui en a fallu 70 000 pour réaliser l’œuvre monumentale qui m’a conduite dans son atelier aujourd’hui : L’ultime métamorphose de Thétis, une demi tonne de porcelaine comme en apesanteur.
C’est cette œuvre qui m’a donné envie de rencontrer l’homme.
Dans le film réalisé autour de cette sculpture, on voit Grégoire Scalabre au travail, on le voit pétrir, tourner, préparer sa terre, on le voit l’œil dans son four, on le voit dessiner et assembler les pièces, on le voit plonger ses minuscules amphores dans un bain d’émail en les tenant avec une pince, comme Thétis, la néréide, a plongé son fils Achille dans les eaux du Styx en le tenant par le talon, pour tenter de le soustraire à la douleur et à la mort...
Mais restait le talon.
Il y a chez Grégoire Scalabre une puissance poétique associée à la plus folle maitrise, un abandon de soi à la matière et un contrôle absolu de cette même matière. Comment parvenir à conserver la puissance du jaillissement créatif en maitrisant le moindre détail d’une œuvre ?
Grégoire Scalabre répond à mes questions dans cet atelier parisien où il forme des céramistes. Il me parle d’une voix douce et pourtant énergique, me montre ses petits carnets de croquis. Ses mains sont calmes et belles, des mains simples, soignées, plutôt petites, des mains intactes, pas du tout abimées par la terre et l’eau où elles passent pourtant une grande partie de leur temps.
Il me parle et je songe en l’écoutant à son va et vient entre la miniature et le monumental, l’accumulation et l’épure, le contemporain et l’antique. C’est de cet incessant va et vient que Grégoire Scalabre parait se nourrir. Va et vient entre Paris et Dieu-le-fit dans la Drôme, va et vient entre l’artiste et l’artisan, entre le silence et le flot de paroles, entre le créateur solitaire et le formateur prompt au partage.
Va et vient entre le mouvement du tour et l’immobilité de l’homme assis.
Le céramiste me parle, volubile, et j’adore l’écouter. Il sait raconter son histoire, il aime ça les histoires, l’Histoire et les émotions.
Gregoire Scalabre plongeait-il déjà ses mains dans la terre mouillée, quand, enfant, il vivait dans son village de haute Provence et que son entourage s’interrogeait : « Mais que pourra-t-on faire de ce petit-là, si plein d’énergie, mais incapable de se concentrer, de se repérer dans l’espace, de lire ou d’écrire ? »
Le céramiste se revoit à Banon dans la lumière, sous ce bleu du ciel, un bleu froid et très clair, dans les parfums et les bruits du jardin de son enfance. C’est ce lieu qu’il sort de sa besace parfois, quand le besoin s’en fait sentir, ce paysage intérieur, les sensations qui lui sont associées et les mots de son père, alors musicien, posant un pichet sur la table et lui demandant ce que c’est.
Un Pichet, répond l’enfant.
Mais encore ? Regarde-le comme si c’était la première fois. Comment est le Bec ? Et l’anse ? Est-ce que tu as l’impression qu’il est lourd ? Lis ses formes.
Son père, « ayatollah de l’esthétique », l’a initié à cette culture de l’objet.
Regarde ! Observe le choix du matériau, les proportions, la lumière et l’émotion que la chose véhicule, toute chose qu’elle est. Regarde ! Cette tasse est sincère, elle n’est ni insipide, ni bavarde. Tu vois ? Derrière l’objet, il y a un geste, le geste de son créateur. L’ergonomie du geste, Grégoire ! L’ergonomie du geste !
Il est capital de savoir regarder les objets, de les interroger, de les critiquer.
Et quand on les façonne de laisser parfois notre rire les briser.
Son père l’a initié à l’architecture, à la musique, à la peinture et aux objets. Tandis que sa mère, danseuse, s’inquiétait de voir son enfant tellement différent, incapable de tenir en place, de se concentrer. Son enfant épileptique, trop fragile, voulant communiquer sans trouver le moyen de le faire.
La famille a abandonné son village de Haute Provence. Elle est montée à Paris, pour lui peut-être, pour trouver un moyen d’aider ce gamin qui n’entrait pas dans le moule.
Ses parents se sont rapprochés d’institutions, un diagnostic a été posé : dyspraxie, dyslexie, Grégoire était dys-tout, on a parlé d’autisme aussi.
Le petit inclassable a été envoyé de dix à quinze ans dans une pension en Normandie. L’objectif était alors de lui permettre de sortir de son hyper activité, de sa bulle, et c’est là qu’il a rencontré la terre comme matériau et retrouvé les objets, c’est là qu’il les a associés pour se construire son chemin, grâce à l’atelier de céramique animé par Roland Smith, un anglais aux chaussures impeccables, aux boutons de manchettes dorés et à la parole crûe comme sa terre, ce langage d’atelier qui ne fait pas semblant, c’est là que le ciel s’est entrouvert.
[00:15:06] « Je me souviens des outils. Je me souviens de l'odeur... c'est comme quelqu'un qui est arrivé. C'était évident. »
Grégoire a aimé le parfum du lieu, cette odeur de terre et de poussière, l’élégance de son maître, et le temps, rythmé autrement. Le gamin trop agité s’est enfin assis, il a respecté le thé à 4 heures pétantes quoi qu’il arrive, apprécié l’ordre de cet espace, la puissance de ses mains soudain capables de créer des objets d’argile, de modeler la matière, d’en faire quelque chose qui contenait une émotion, il était chez lui et même s’il ne suivait pas ailleurs, en classe ou dans la vie, l’atelier était une évidence où il pouvait se réfugier. L’atelier où le temps passait autrement, pour ce gamin, vite jeune-homme, et désormais capable de laisser filer les jours dans le mouvement du tour, de se tenir immobile la terre entre les mains, de la sentir tourner sous ses doigts des heures durant sans se lasser, de laisser son imaginaire, son esprit, son énergie s’engouffrer dans le mouvement circulaire, dans cette caresse qui crée une forme.
[00:56:47] « C'est comme un essaim, un essaim d'abeilles qui prend toutes les formes et qui entre à un moment dans des choses. Moi, mon énergie, c'est ça. Je ne peux pas l'éteindre, je peux juste la diriger, la canaliser. »
Très vite, Grégoire a dit à son père : « C’est ça que je veux être plus tard, céramiste ! ». Son père l’a envoyé dans la Drôme pour y faire un apprentissage.
Il y passera son CAP et fera une deuxième formation supérieure chez celui qu’il considère comme son autre père en céramique. Christian Couassieux lui a offert sa technique et la légitimité dont il avait tant besoin. Même si Grégoire rêvait déjà des pièces plus radicales et plus modernes que celles de son maître, il lui a voué une admiration sans bornes. L’homme qu’il est aujourd’hui est fait de ces rencontres, de ces êtres qui l’ont formé et autorisé. C’est ce qui l’a poussé à former des centaines de céramistes à son tour, à tenter durant des années de rendre ce qui lui avait été donné.
Grégoire Scalabre n’aime pas les fioritures, seulement la sensation, l’élégance de la ligne, de la courbe. Le tour n’est pas une limite, c’est une inspiration, la circonvolution, le cercle, le vortex, la Terre tourne et il tourne la terre. Il a tellement aimé, enfant, s’assoir face à ce mouvement circulaire, trouver sa place enfin, qu’il parvient après toutes ces années à éprouver ce même plaisir du début, intact.
[1h] : « J'ai une relation très particulière avec le geste, puisque je pars du principe que si on veut oublier complètement les gestes, il faut faire ses gammes. Elles servent uniquement à annuler la l'interstice qu'il y a entre la personne et le moyen de créativité. Moi c'est la terre, pour un musicien, ce serait la musique, faire ses gammes permet de faire disparaitre la technique ».
L’art était là depuis toujours, comme accroché à la terre, à l’émotion, à ses dessins, mais l’art lui a longtemps semblé inaccessible. Il a eu du mal à s’autoriser à sortir de l’utilitaire, de la tasse, de la théière et du pichet, à s’accorder une heure par jour pour oser un travail artistique. Mais cette heure-là lui a vite semblé ridicule, il s’en est donc offert deux, qu’il a dévorées, alors il a consacré une journée par semaine à ses œuvres, puis une semaine par mois, puis tout son temps.
Le travail de la répétition, des variations, de l’accumulation, n’est pas venu par hasard, il canalise quelque chose en lui, ses émotions, dit-il.
[00:48:41] « C'est un mandala. Un truc initiatique, on est dans un état second. Moi, par exemple, quand je tourne des milliers de pièces, quand je travaille sur ces pièces-là, parce que je ne travaille pas que l’accumulation, là, c'est ce qui est visible en ce moment, quand je suis en automatique, que je débite des pièces comme ça. Je prends une certaine distance, je suis très concentré sur tout ce que je fais, mais je me détache. Les pièces viennent d'elles-mêmes et elles sont impliquées. Elles sont là, mais je suis déjà sur un autre travail à côté. Et en revanche, en amont, très calmement, j’ai fait un dessin du nombre de pièces qu'il me faut, de la forme, de l'idée ».
Grégoire Scalabre aime l’idée de l’artiste artisan ou de l’artisan artiste, il veut décloisonner et faire de ses œuvres, - et de L’ultime métamorphose de Thétis en particulier -, un hommage à l’artisan tourneur.
[00:04:00] « Je suis pile à la jonction. Je n'ai pas fait d'école d'art, je suis autodidacte, je viens de l'utilitaire. Vraiment ce prix, l'intelligence de la main, c'est tellement ça : le savoir-faire. Alors sans heurter la vision artisanale. Ce qui m'intéresse c’est de transposer la technique de l'artisanat sur quelque chose de très contemporain en sculpture, d'aborder des pièces monumentales, mais avec un savoir-faire artisanal. Je me situe dans une espèce de no man's land, entre les deux. Maintenant, je le revendique. D'ailleurs, je l'ai toujours revendiqué. »
Je revois la fragilité des minuscules vases de porcelaine émaillés et posés les uns contre les autres, associant tant de nuances de vert, une mousse minérale, un travail qui tient du pointillisme. Ces jarres, objets fonctionnels, Grégoire Scalabre en modifie l’échelle. Que pourraient renfermer ces contenants minuscules, une goutte, une histoire ?
Celle de Thétis, cette néréide retournée au fond de l’océan après la mort de son fils Achille. Pauvre immortelle mariée de force par Zeus à un mortel, et donc condamnée à engendrer des enfants qui mourront alors qu’elle vivra pour l’éternité. Thétis se métamorphose sans cesse pour échapper à Pelée, l’homme qu’on lui a choisi. Tandis qu’elle devient lion, serpent, feu, il l’enlace jusqu’à l’épuisement. Thétis se soumet à son époux, enfante et tue ses nourrissons un par un en les plongeant dans un feu d’éternité pour tenter de les soustraire à la mort. Cette immortelle condamnée à voir ses enfants vieillir et mourir me touche. Seul Achille en réchappe : elle s’est contentée de le tremper dans le Styx pour le rendre invulnérable... Mais restait le talon. Ce talon qui fait la force de l’histoire.
Thétis se métamorphose une dernière fois, et la jarre, objet d’artisan, se multiplie en foule et devient objet d’art, formant un autre contenant gigantesque qui semble aspirer l’univers dans sa matrice.
La recherche de Grégoire est sur le point de basculer vers le végétal et ses prochaines œuvres le conduiront au Japon. Il n’a pas fini de raconter. Il aimerait pétrifier des racines de terre, les plonger dans l’eau et offrir de la porcelaine à la mousse après avoir travaillé une mousse de porcelaine. Un retour de la terre travaillée par le céramiste à la terre.
[1:12:46] : « C'est ça qui est intéressant, de pouvoir imaginer ces sculptures, qu'elles soient une terre d'asile pour la végétation, et peut être d'aller plus loin... Mais là, je ne sais pas si c'est possible. Je travaille sur des ronces, des ronces en porcelaine qui sont tournées également ou en briques rouges. Elles sont cuites, mais pas complètement vitrifiées, donc elles restent poreuses. Et j'imagine des sculptures comme d’immenses cascades, un panneau entremêlé, un peu comme La Belle au bois dormant, constamment saturé d'eau. Et après on a l'arrivée du lichen, de la mousse, et caetera. »
Mais toute l’œuvre est émaillée des angoisses, des échecs, des traversées de son créateur. Grégoire Scalabre a mis du temps à oser parler de ses faiblesses alors qu’elles sont le talon d’Achille qui le raconte, qui fait de lui ce qu’il est : un homme vulnérable et un grand artiste.
Et la Terre tourne entre les mains de Grégoire.
Pour écouter ce podcast, rendez vous sur le site de la Fondation Bettencourt Schueller.
Retrouvez tous les épisodes sur l’ensemble des plateformes de podcasts (Apple Podcasts, Spotify, Google Podcasts, Amazon, Deezer et Soundcloud) et sur le site de la Fondation Bettencourt Schueller.