David Foenkinos nous parle de La vie heureuse
« Des milliers d’autres chemins auraient été possibles, mais c’était bien là que le hasard l’avait guidé ; à cet endroit qui allait changer sa vie. De l’autre côté du boulevard, malgré une vision floutée par la pluie, Éric aperçut soudain une enseigne en néons rouge : Happy Life. Il pensa à un centre de massage, ou un salon d’esthétique peut-être. Porté par une subite curiosité, il rompit avec son immobilité pour se diriger vers cette boutique au nom énigmatique de la vie heureuse. »
La vie heureuse… Un titre paradoxal quand on s’aperçoit bien vite que les personnages principaux, qui semblent avoir tout pour être heureux, ne le sont pas vraiment…
Oui, c’est vrai. Dans ce livre, il y a justement la quête de cette vie heureuse, la quête d’une forme d’apaisement. Les deux personnages principaux expérimentent la mélancolie ou la désillusion avant de trouver une forme d’issue. Cela interroge aussi cette question très contemporaine de la réinvention de soi. Un désir de changer de vie, d’être un autre, de ne plus subir ce qui a pu nous fragiliser par le passé.
Ne souffriraient-ils pas de « workaholisme », cette addiction au travail qui peut donner l’impression d’exister à fond… jusqu’au burn-out ?
La question du travail ne me paraît pas centrale, même si je décris des personnages aspirés par le quotidien. Il y a une forme de fuite dans tout investissement excessif. Tous deux cherchent à échapper, au passé pour l’un, à la vie de famille pour l’autre. Ce « workaholisme » est clairement voulu et désiré dans cette volonté de se divertir de la pensée de soi.
Au cours d’une errance à travers Séoul dans un état second, Éric va découvrir un étrange rituel, qui justifie la citation de Charlotte Salomon placée en exergue…
Le rituel, qui existe vraiment, et qui est un véritable phénomène en Corée, permet à chacun de vivre en quelque sorte son propre enterrement. C’est une façon d’expérimenter, par l’obscurité et le silence, en étant allongé dans son cercueil, l’idée de la finitude. Rencontrer la mort, c’est changer son rapport à la vie. La citation de Charlotte Salomon évoque l’idée que pour atteindre l’amour, ou la beauté même, il faut passer par cette étape de la mort. Tous ceux qui ont vécu des expériences de mort imminente connaissent ce sentiment de considérer la vie d’une toute autre manière. Dans le cadre du rituel coréen, c’est à envisager comme une thérapie pour soigner le mal-être.
À travers les péripéties du duo Éric-Amélie, peut-on voir un message aux lecteurs, quadragénaires en particulier : « Ne vous laissez pas piéger par la fuite du temps, réagissez, reprenez votre vie en main » ?
C’est une lecture possible. Il y a d’ailleurs un écho avec ce qui s’est passé pendant la pandémie : ce désir fréquent de changer de vie, d’aller vers l’essentiel. Aux États-Unis, le phénomène #quitmyjob a été considérable. Il y a en tout cas dans le roman la tentative de ne jamais oublier ce qui est important, et de ne pas se laisser envahir par le superficiel. Dans mon esprit, cela n’est pas associé aux quadragénaires. En Corée, de très nombreux jeunes traversent un état dépressif ; le taux de suicide y étant l’un des plus importants au monde. Entre la pression sociale considérable, et l’angoisse de l’avenir, il y a dans le rituel la possibilité de trouver un sens à sa vie, et de s’apaiser. Ce désir de la vie heureuse existe à tout âge.
Diriez-vous que cette thérapie quelque peu dérangeante constitue, d’une certaine manière, une forme de psychanalyse express ?
Je ne pense pas que cela puisse remplacer une psychanalyse, mais disons que cela permet une forme d’électrochoc. Tous les témoignages vont dans ce sens. C’est quelque chose que chacun peut ressentir quand il est confronté à la mort d’un proche. On se dit qu’il faut profiter des choses, relativiser. Malheureusement, cet état d’esprit ne dure pas, et on se laisse à nouveau parasiter par le futile.
Avez-vous tenté l’expérience ?
Lors d’un voyage en Corée, j’avais entendu parler de ce rituel, mais je ne l’avais pas expérimenté. Il m’a parlé, car je sais exactement ce que peut représenter l’expérience de la mort dans une vie. Je l’ai vécue. Et j’ai le sentiment d’avoir commencé une seconde vie après mon opération du cœur, et la sensation de mort imminente. J’ai été propulsé vers un univers sensible qui n’était pas le mien avant. Je me rends compte que la plupart de mes livres reprennent ce thème. C’est au cœur de la vie de Charlotte Salomon. Tout comme La délicatesse racontait la tentative de renouer avec la vie après un deuil. D’une certaine manière, j’ai repris ce thème essentiel pour moi, mais en le plaçant dans le cadre d’une rencontre romanesque entre un homme et une femme.
David Foenkinos est l’auteur de nombreux romans dont La délicatesse, Les souvenirs ou Le mystère Henri Pick, tous trois adaptés au cinéma. Ses livres sont traduits en plus de quarante langues. Son roman Charlotte a reçu le prix Renaudot et le prix Goncourt des lycéens 2014.