Camille Laurens nous parle de Ta promesse
« – Mon amour. Et si – il enveloppe délicatement ma main entre les siennes – et si on se faisait une promesse ? – Une promesse ? Ouh la la… Je ris. La glace est fondue dans l’assiette, on n’a plus faim. Bon, d’accord, vas-y. Qu’est-ce que tu veux me promettre ? Ou plutôt non, pardon : que veux-tu que je te promette ?
[…] Il me regarde. Les fonds d’algues de ses yeux.
– Je voudrais que tu me promettes de ne jamais écrire sur moi. »
N’y a-t-il pas une perversité absolue à demander à quelqu’un qui fait profession d’écrire « Je voudrais que tu me promettes de ne jamais écrire sur moi » ?
J’ai voulu aborder une question qui m’a souvent été posée, sur le trouble que peut éprouver l’entourage d’un romancier à se retrouver dans un livre – ou à ne pas s’y retrouver, justement. Pour Claire, ma narratrice, la vie vécue et sa traduction littéraire mènent un combat sans merci, et il lui est douloureux de devoir réduire la vie à une suite de phrases. Elle est comme tout le monde, elle a envie de réussir sa vie. Elle n’écrit donc pas par cynisme ou opportunisme, mais parce que c’est ce qui la sauve. Vouloir l’en empêcher est très retors, en effet, c’est une façon de l’annuler.
Le roman est aussi une réflexion sur la vérité – vous écrivez notamment « tout le monde a peur de la vérité ». Concevez-vous l’écriture comme une prise de risques ?
Je n’aime pas trop la notion de risque appliquée à l’écriture, on n’est pas en première ligne à la guerre. Cela dit, force est de constater que l’exigence de vérité expose de plus en plus l’écrivain qui la revendique. Trop de livres font diversion. C’est pourquoi Claire, exposée à la mauvaise foi, au mensonge, au déni, se mue en une sorte de détective acharnée à élucider le réel. Comme dans toute enquête, il lui faut des preuves, et ce n’est pas gagné. Mais un roman qui donne à voir quelque chose de vrai dans la pénombre, quelle belle ambition !
La narratrice se retrouve manipulée par son amant, mais au fond, qui manipule qui ? N’est-on pas la première personne à se manipuler ?
Oui, il faut être deux dans une manipulation. L’auteur de l’emprise et sa victime s’emboîtent inconsciemment, sinon ça ne marcherait pas. Disons que la faille de l’un (son narcissisme, son désir de tout contrôler) trouve une réponse dans la faille de l’autre (son besoin d’être aimée, sa tolérance à l’abus). Ces failles viennent d’ailleurs souvent d’une cause commune – un trauma dans l’enfance, un manque d’amour auquel chacun trouve une solution différente pour continuer à vivre : l’instrumentalisation pour l’un, l’empathie pour l’autre. Aucune vraie rencontre n’est possible. Seule la lucidité créatrice permet de sortir de ce duo illusoire : c’est le trajet du roman.
Vous écrivez « Nous sommes des femmes, pas vos mamantes ». Comment comprendre ce néologisme ?
Ce mot-valise englobe maman, amante, et mante (religieuse). Il regroupe à merveille ce qu’une femme peut représenter pour un homme, fantasmatiquement. Les projections imaginaires qu’il effectue alors mêlent le désir et le rejet, l’attirance et la peur d’être envahi ou dévoré, l’idéalisation et la haine, alors qu’une femme rêverait d’être aimée pour elle-même, sans tous ces rôles, récits et oripeaux qu’on lui fait tenir et porter malgré elle. La « maman » et la « mante » fossilisées dans l’amour d’un homme rendent celui-ci, souvent, à la fois infantile et affolé, là où l’amante voudrait de la virilité.
Vous évoquez une forme d’écriture au-delà de l’autofiction : l’autruifiction. Est-ce une piste que vous envisagez de développer ?
C’est la piste principale de mes romans depuis longtemps déjà. Mes narratrices ne s’intéressent pas principalement à elles-mêmes mais aux autres – en fait, je scrute surtout la relation entre soi et l’autre. C’est pourquoi j’écris des romans d’amour, c’est-à-dire aussi des romans de haine, de manipulation, de jalousie, d’emprise, qui explorent tous les aspects des rapports humains – voire inhumains. Une histoire d’amour est forcément imaginaire puisqu’on ne connaît jamais vraiment l’autre : l’amour est une autruifiction que nous écrivons tous les jours !