La plupart des nombreux auteurs, des plus célèbres aux plus obscurs, qui ont parlé de la Suisse au long des siècles ont en commun cette double particularité de l'avoir fait sans passion et de n'avoir pas été Suisses.
Robert Dargeant, lui, a celle d'être Suisse et de parler de la Suisse avec passion. Et Suisse, en un sens, il l'est autant qu'on peut l'être lorsqu'on est citoyen d'un pays aussi multiple, puisque, soit par le sang, soit par l'éducation et la culture, il possède l'avantage assez rare d'appartenir à la fois aux trois peuples qui composent cette singulière nation.
Cependant, c'est à la suite de divers séjours à l'étranger qu'il a été amené à réfléchir sur le «fait suisse», tant il est vrai que c'est «séparé du troupeau que le mouton prend conscience de sa nature de mouton». Et ce qu'il découvre en lui et chez ses compatriotes à cette occasion correspond fort peu à l'image terne et complaisante, fallacieuse et sclérosée qu'il est convenu de se faire d'eux et à laquelle il regrette avec force de les voir eux-mêmes si attachés.
On cherchera en effet en vain dans cet ouvrage très personnel, qui est en même temps un pamphlet, une satire, une étude sociologique et même parfois, au détour d'un paragraphe, d'un chapitre, une méditation de l'auteur sur lui-même, les séculaires clichés sur «les Suisses, peuple heureux». Heureux,
c'est ce qu'il reproche précisément aux Suisses de n'être qu'en apparence, alors que rarement, dans l'histoire, peuple a su réunir autant de conditions matérielles et politiques pour l'être effectivement. Au bonheur, en dépit de tout, ils ont, à ses yeux, préféré, jusqu'ici, le confort moral d'une douillette médiocrité ; et c'est cette triste constatation qui conduit Robert Dargeant à s'interroger en fin de compte s'ils ont mérité d'être Suisses.
Ëcrit avec l'entrain, la vivacité et la partialité joyeuse de la jeunesse, qui n'excluent ni la rigueur ni la gravité lorsque c'est nécessaire, ce livre tonique, «hygiénique», heurte souvent de front l'édifice solide et antique des idées reçues. À cet égard, il ne manquera pas de susciter protestations et discussions. L'auteur n'a pas voulu autre chose.