Claude Lanzmann et Les Temps modernes
Entré en 1952 au comité de rédaction des Temps modernes, revue fondée par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Claude Lanzmann en assura la direction de 1986 à sa mort en 2018. Il évoque, dans Le Lièvre de Patagonie, ses début dans la revue et quelques temps forts, dont voici des extraits.
« Les Temps Modernes sont plus que jamais dans ce pays un lieu d'accueil privilégié, de débat, de combat, pour tous ceux qui ne s'accommodent pas des consensus à la mode et pensent que la tâche de déchiffrement du monde, que nous n'avons jamais cessé de faire nôtre, implique en même temps engagement et résistance.» Claude Lanzmann, 1995 |
Les débuts aux Temps modernes, 1952
À mon retour [de RDA] — malgré les difficultés, j’avais pourtant beaucoup vu, beaucoup lu et parlé aussi, à des amis que je m’étais faits à Berlin-Est également —, je rédigeai une dizaine d’articles que je soumis à la direction de France-Soir. Ils les refusèrent après beaucoup d’hésitations. Ce que j’avais écrit n’était pas assez grand public et jugé trop favorable au bloc de l’Est. J’adressai alors par la poste mon reportage au Monde, où je ne connaissais absolument personne. Je reçus une réponse quatre jours plus tard : le rédacteur en chef me faisait savoir qu’il serait très heureux de me publier car le ton de mes articles était neuf comme ce qu’on y apprenait. Ils parurent rapidement, jour après jour, avec un début en première page, sous le titre général : « L’Allemagne derrière le rideau de fer ». Si j’avais été pris, j’aurais peut-être passé des années en prison. Malgré cela, mes textes étaient, je le crois, objectifs et dépourvus de manichéisme. Claude Lanzmann, Le Lièvre de Patagonie, Gallimard, 2009 |
Sur le numéro spécial consacré au conflit israélo-arabe, 1967
L’idée d’un numéro spécial des Temps modernes sur le conflit israélo-arabe me fut suggérée par Simha Flapan, un Israélien de Hachomer Hatzaïr, membre du kibboutz Gan Shmouel, emblématique du sionisme de gauche. Simha, homme d’une intraitable douceur, né en Pologne, arrivé en Palestine avant la Seconde Guerre mondiale, consacrait toutes ses forces à l’entente entre Israéliens et Palestiniens. La fuite des Arabes de Palestine, quand fut proclamée, en mai 1948, la création de l’État d’Israël, l’attaque des pays arabes, la guerre d’indépendance l’avaient marqué profondément, il était incroyablement conscient des raisons et des torts réciproques et, avec cette douceur obstinée qui lui était un entregent, s’employait, par des articles, par son excellence dans le sport national israélien du fund raising, à mobiliser bonnes volontés et argent pour parvenir à ses fins. Il venait d’être nommé délégué général de Hachomer Hatzaïr en France, y revitalisait la gauche juive proisraélienne, par exemple le Cercle Bernard-Lazare, voyageait beaucoup, nouait des relations avec des journalistes arabes. Flapan était véritablement ce qu’on appelle un homme d’influence. Il me fit connaître Ali el Saman, un correspondant de presse égyptien, qui m’enchantait par sa vitalité, son humour tranchant, sa rare intelligence politique, l’amitié expansive qu’il professait pour moi. Nous devînmes très proches. Quand le principe d’un numéro des TM fut acquis et approuvé par Sartre, Flapan organisa un voyage exploratoire en Israël afin que j’y choisisse les contributeurs de la partie juive. Si j’avais obéi aux désirs de Flapan, ceux-ci eussent appartenu à la seule gauche israélienne, mieux encore au seul Hachomer Hatzaïr et à son parti, le Mapam, il était aveugle à tout le reste. Je découvrais que Flapan et les siens ne représentaient qu’une minorité dans le pays et que toutes les tendances, même droitières, devaient avoir la possibilité de s’exprimer dans un pareil travail, sur un pareil sujet. J’ai de toute façon toujours été, s’agissant d’Israël, bien plus sensible à ce que les Israéliens ont en commun qu’à ce qui les divise, au consensus plus qu’au dissensus. Claude Lanzmann, Le Lièvre de Patagonie, Gallimard, 2009 |
« Persévérer dans l’être »
Sartre mort, personne ne donnait cher de la santé et de la capacité de résistance du Castor. Les médecins jugèrent qu’il fallait l’hospitaliser et elle entra à Cochin, où elle fut soignée pendant des semaines et guérie. Elle regagna la rue Schoelcher et le cours des choses reprit. Nous rédigeâmes un éditorial expliquant que Les Temps modernes continuaient. C’était la volonté du Castor, la nôtre, et une revue appartient à ses lecteurs autant qu’à ceux qui la font. J’ai déjà dit combien je fus proche d’elle pendant les dernières années de sa vie, les soirées que je passais à lui parler de Shoah et toutes les projections auxquelles elle assista. Je me souviens de ce temps qui précéda sa mort, en 1986, comme d’une période presque heureuse, elle faisait encore des projets de voyage dans le Grand Nord et se montrait triste lorsque cela lui était refusé. En 1986, les médecins ordonnèrent qu’elle soit d’urgence transportée à l’hôpital Cochin, dans un service de réanimation, où elle demeura jusqu’à la fin. [...] Une nouvelle fois, Les Temps modernes se demandèrent s’ils devaient se saborder ou persévérer dans l’être. Si nous options pour la persévérance, il nous fallait un directeur et cette charge ne pouvait échoir qu’aux plus anciens. C’était Jean Pouillon, quasi-fondateur de la revue, ou moi. J’étais de dix ans plus jeune que lui. Pouillon plaida pour moi : dix ans, disait-il, ce n’est pas rien. Nous votâmes, je fus élu, et bien que n’ayant aucune vocation à diriger une revue, à y consacrer tout le temps que cela requérait, j’acceptai. Une de mes raisons inavouées était que la réputation acquise grâce à Shoah m’aiderait à protéger la revue et à faire en sorte que son éditeur, Claude Gallimard, qui avait lancé six ans plus tôt, au moment de la mort de Sartre, la revue Le Débat voulue par Pierre Nora et soutenue par toute la puissance des Éditions Gallimard, auprès de laquelle Les Temps modernes, sans publicité ni outillage moderne, faisaient figure de publication moyenâgeuse, vouée à la disparition prochaine, nous apporte son soutien. Je ne le connaissais pas, sollicitai un rendez-vous qu’il m’accorda : il me promit qu’il maintiendrait Les Temps modernes. Je les dirige depuis vingt-deux ans, ils se sont maintenus, ils se maintiennent fort bien, et Antoine, le fils de Claude, considère aujourd’hui les TM comme une revue majeure de sa maison. Claude Lanzmann, Le Lièvre de Patagonie, Gallimard, 2009
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