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L'insomnie de Tahar Ben Jelloun. Entretien

" « S’il vous plaît… Un petit peu de sommeil… Un petit peu de cette douce et agréable absence… Une simple échappée, une brève escapade, un pique-nique avec les étoiles dans le noir... »
Grand insomniaque, un scénariste de Tanger découvre que pour enfin bien dormir, il lui faut tuer quelqu’un. Sa mère sera sa première victime. Hélas, avec le temps, l’effet s’estompe… Il doit récidiver. Le scénariste se transforme en dormeur à gages. Incognito, il commet des crimes qu’il rêve aussi parfaits qu’au cinéma. Plus sa victime est importante, plus il dort. Et c’est l’escalade.
Parviendra-t-il à vaincre définitivement l’insomnie ? Rien n’est moins sûr. Une erreur de scénario, et tout peut basculer.  ”

S’agit-il d’un conte cruel ou d’une fable pas très morale ?
Un peu des deux, mais avant tout une fiction. Pas très moral ? Disons qu’il y a, d’une certaine manière, une morale… En tout cas, c’est un roman très différent de tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent. Dans sa forme, c’est un thriller tragi-comique, j’ai voulu raconter cette histoire avec malice et humour, et même une pointe d’ambiguïté : s’agit-il vraiment d’un criminel, ou ne fait-il que précipiter la mort ? Avec, d’ailleurs, un succès inégal…

On découvre vite que sa femme, qu’il déteste, est à l’origine de ses insomnies, mais il n’arrive pas à s’en débarrasser…
Se libérer d’elle serait le seul remède à ses insomnies, mais il en est incapable. Cette haine est réciproque : elle aussi veut le tuer, et elle se montre plus forte que lui. Il a beau se prendre pour un tueur impitoyable et un brillant scénariste, il se fait avoir par cette femme apparemment insignifiante, mais qui va utiliser toutes les ressources imaginables pour le maintenir dans une relation de dépendance.

Ce criminel apparaît plutôt sympathique…
Il tue pour résoudre son problème de sommeil, mais ce n’est pas un psychopathe. Il choisit ses victimes, parfois même il débarrasse la société d’un triste personnage, et ce côté justicier peut en effet sembler sympathique. Il ne fait qu’accélérer la fin de ceux qui vont mourir de toute façon et n’agit qu’à l’instant où ils sont dans un état critique. Ce qui me permet, en filigrane, d’aborder le sujet délicat de la fin de vie dans la dignité et sans souffrance.

Au fond, le narrateur est-il véritablement un tueur, ou ne raconte-t-il pas tout simplement les scénarios qu’il élabore durant ses insomnies ?
Récit de la réalité de ses journées ou récit de ses fantasmes nocturnes ? Au lecteur de choisir ! D’une manière ou d’une autre, cela devient pour lui un engrenage et il est censé en tirer le scénario génial que son producteur lui réclame à cor et à cri. Une chose est sûre, il dort vraiment à l’issue de chaque mort. Alors joue-t-il au scénariste avec sa propre vie ? Est-ce parce que tout sort de son imagination qu’il ne se fait pas pincer ?

Notre insomniaque est aussi un obsessionnel, qui tient une comptabilité méthodique des PCS, les « points crédit sommeil », que lui rapporte chaque meurtre…
Cela m’a été inspiré par l’interview d’un tueur à gage américain interrogé sur ses tarifs. Réponse, des millions de dollars pour tuer le Président, dix dollars pour un sans-abri. Pareil pour le narrateur : le jour où il hâte la mort d’un SDF, il n’en retire même pas de quoi faire une sieste. Ce qui le pousse à tenter un grand coup en s’attaquant à l’homme le plus riche du Maroc pour s’assurer une fortune en capital sommeil. Mais pas si simple : certaines morts lui rapportent non des points sommeil, mais des points libido, qu’il va devoir dépenser au détriment du sommeil.

Êtes-vous-même insomniaque ?
Non, heureusement ! Il m’arrive d’avoir des problèmes d’insomnies comme tout le monde, et j’avoue que l’insomnie reste un mystère pour moi. En revanche, je ne conseille à personne la solution radicale que j’expose dans le roman…

Entretien réalisé avec Tahar Ben Jelloun à l'occasion de la parution de L'insomnie.

© Gallimard