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Graal de Philippe Sollers. Entretien

« L’éternité est sûrement retrouvée, puisque, comme toujours, la mer est mêlée au soleil. Le monde n’a pas disparu, mais on dirait qu’il a été retourné pour reprendre son cours céleste. Tout est maintenant immédiat, le temps ne coule plus, et le plus stupéfiant est que personne ne semble s’en rendre compte. Plus de sept milliards d’humains genrés poursuivent leur existence somnambulique. Rien à voir avec un jugement dernier, la notion de jugement a été effacée en route. Tout est détruit, mais rien ne l’est. »

« Des royaumes unis dans une harmonie paradisiaque. Toute sa vie, un descendant des Atlantes recherchera ce Graal perdu, avant de s’apercevoir qu’il l’a en lui, et qu’il n’y a aucune séparation à faire entre intérieur et extérieur. Il est partout chez lui, “partout” et “n’importe quand” sont lui-même. Pas besoin de s’obséder sur un vase sacré, pas besoin de s’imaginer en chevalier d’aventure, en roi Arthur, en Lancelot, en Galaad. Ces vieilleries réactionnaires n’ont plus aucun
intérêt, vous n’êtes le frère et le camarade de personne, vous êtes seul, et aucun autre Atlante ne vous fera signe, vous êtes l’unique roi de votre royaume, et vous le suivez de nuit comme de jour. »
Ph. S.

Le « Graal » du titre est tout autre que celui de la Table Ronde, mais tout aussi « unique et apparemment introuvable »…

Ce qui a lieu grâce à la crise profonde que traverse l’humanité, c’est faire disparaître le vieux Graal, considéré comme objet définitivement introuvable. Ce qui veut dire qu’il y a urgence à comprendre qu’il ne peut être qu’un état intérieur, ce que je m’attache à démontrer.

Vous convoquez Rimbaud, Baudelaire, Athanase Kircher, Manet, Picasso et bien d’autres, qui ont en commun d’avoir tous, d’une manière ou d’une autre, « rêvé de royaumes »…

Nous savons, grâce à Platon, que, très bizarrement, l’Atlantide, continent disparu et très civilisé, était une fédération de royaumes. Ce qui a certainement fini, étant donné l’harmonie qui régnait dans cette grande île, par déplaire aux dieux cosmiques, d’où l’engloutissement fatal. Par Platon, qui en a transmis le souvenir, nous pouvons donc penser que nous avons là tous les ingrédients pour imaginer le destin d’une superbe civilisation engloutie, ce qui est probablement en train d’arriver à la nôtre.

Ce royaume entrevu, que vous baptisez ici « Atlantide », semble en même temps être accessible, tangible même, grâce aux rituels érotiques pratiqués par les rares initiées…

Supposons que je sois un Atlante, transmis par code génétique depuis des millénaires. Là, je vais retrouver, en effet, en tant qu’adolescent mâle, toute une civilisation matriarcale, qui a poussé l’incestuosité jusque dans ses plus intimes retranchements. Cela me parle beaucoup, et souvent, dans la mesure où je crois avoir écrit, ne serait-ce qu’avec Les Folies françaises, mais un peu dans tous mes livres, des scènes qui se rapprochent le plus possible de ce qu’on peut appeler l’inceste positif, qui peut être ressenti par des garçons, en l’occurrence atlantes, initiés qu’ils sont par leurs tantes, c’est-à-dire les sœurs de leur mère. Chose qui m’est peut-être arrivée.

L’erreur commune serait-elle d’aller chercher très loin ce « Graal » , ce Paradis qui se trouve en réalité à l’intérieur de nous, mais la plupart l’ignorent…

Exactement, puisque le Temps retrouvé, découvert par Proust, se trouve dans cet état de triomphe intérieur où l’on a retrouvé l’éternité, comme l’a dit Rimbaud. Plus Graal que Rimbaud, je ne vois pas.
« Elle est retrouvée. Quoi ? – L’éternité. C’est la mer mêlée au soleil. »
Ces vers sont ceux que je me dis tous les matins dans l’autobus qui m’entraîne dans une civilisation en train de disparaître.

Philippe Sollers est né à Bordeaux. Après Tel quel en 1960, il fonde en 1983 la revue et la collection L’Infini. Auteur de nombreux romans et essais, il a publié récemment aux Éditions Gallimard Beauté, Centre, Le Nouveau, Légende, ainsi que deux volumes de correspondance avec Dominique Rolin.

Entretien réalisé avec Philippe Sollers à l’occasion de la parution de Graal.

© Gallimard