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Ma mère, cette inconnue de Philippe Labro. Entretien

« Elle s’appelle Netka — que son père, qu’elle n’a jamais vu, avait ainsi prénommée. Au début, on disait sans doute Netouchka, et puis Netka. Son mari, mon père, l’appelait Netka. Nous disions maman, et les petits-enfants ont dit Mamika.
Netka, Netouchka, Mamika, il y a du slave dans ces noms qui sonnent clair, et pour cause. Elle a cinquante pour cent de sang polonais dans ses veines. Il me faudra beaucoup de temps pour mieux identifier la Pologne, chercher la trace du père inconnu, reconstituer la traversée de l’Europe, imaginer l’enfant-valise, la définir comme celle que l’on a abandonnée. Elle est, elle était ma mère. »

En fait, n’y a-t-il pas plusieurs inconnues en elle ?
Effectivement, elle est multiple dans son incognito, qu’elle cultive : elle ne dit pas qui elle est, elle ne dit pas d’où elle vient. Elle le sait, mais elle le tait. Sans doute, comme le livre l’explique, par honte, par humiliation, par orgueil aussi, et parce qu’elle considère que ça ne concerne pas ses enfants. Elle est d’autant plus multiple qu’elle apparaît, jusqu’à l’âge de vingt ans, comme un personnage plein de gaieté, de fantaisie, avec un brin de folie parfois, flirteuse, ironique, et même rebelle, et par ailleurs poétesse, sentimentale, souriante, aimable. Plus tard, je la découvrirai d’une immense résistance et d’une immense résilience. Elle était à la fois d’une très grande force et habitée par la mélancolie, le romantisme, le romanesque de ce que j’appelle la « slavitude ».

Peut-on dire d’elle qu’elle est une inconnue parce qu’elle n’a pas été reconnue ?
Oui, et c’est son drame. Elle n’est bien sûr pas la seule, mais c’est particulièrement cruel dans son cas, dans la mesure où non seulement elle n’est pas reconnue par son père, qu’elle ne voit brièvement qu’une fois, mais elle n’est pas aimée par sa mère, qui la pose comme une valise d’une pension à une autre, elle est ce que j’appelle une « enfant-valise ». Certes, sa mère l’a reconnue, mais c’est une reconnaissance uniquement « civile », si l’on peut dire, tant le rapport affectif qu’une mère doit avoir avec son enfant est absent. D’où sa douleur et son manque.

Le livre est surplombé par la grande ombre d’une autre inconnue, sa propre mère…
C’est LA grande énigme : pourquoi cette mère, que je ne peux pas appeler ma grand-mère puisque je ne l’ai jamais connue, n’a pas aimé ses enfants ? Je ne sais à peu près rien de cette femme, cette Marie-Hélise, si ce n’est qu’elle était née elle aussi de père naturel, tout comme sa propre mère, d’ailleurs. Une seule certitude, le roman de ma mère n’existerait pas s’il n’y avait eu, avant, le roman de sa propre mère.

Même ce peu d’information semble avoir été difficile à rassembler…
J’ai en effet dû mener une forme d’enquête journalistique. Depuis très longtemps, comme je suis « l’écrivain de la famille », tous m’avaient assigné la mission d’écrire l’histoire de ma mère. Tant qu’elle vivait, il m’était impossible d’écrire ce livre, mais il me fallait l’interroger, ce qu’elle n’aimait pas beaucoup. Elle était réticente, faisait de la rétention… Par exemple elle ne m’a jamais confié le nom de son père alors que je suis convaincu qu’elle le connaissait parfaitement.  

Il y un autre aspect tout aussi étonnant de sa personnalité : elle choisit vite et ne se trompe pas…
Quand elle choisit mon père, ce qui n’était pas évident, elle ne s’est pas trompée. Elle ne se trompait pas plus dans l’action : pendant l’Occupation, quand elle voit à cent mètres, à travers la fenêtre, deux silhouettes suspectes remonter le chemin de la maison, elle ne perd pas une seconde pour dire à la jeune fille juive qu’elle protège « va-t’en ! », ce qui la sauve. À plusieurs reprises, elle nous a surpris en nous montrant sa force, sa rapidité de décision.
Pour moi, c’est cette force de caractère qui la définit le mieux. Elle a survécu à tout ce qu’elle  traversé : la solitude, l’abandon, le manque total d’affection. Elle a acquis au passage la dureté de l’acier, tout en laissant exploser son désir inouï de vie, de bonheur, d’aimer et d’être aimée.

Entretien réalisé avec Philippe Labro à l’occasion de la parution de Ma mère, cette inconnue.

© Gallimard