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La danseuse de Patrick Modiano. Entretien

« J’attendais le feu rouge pour traverser le boulevard Raspail et un homme se tenait sur le trottoir d’en face. Je reconnus aussitôt Verzini. Et j’éprouvais un brusque malaise, celui d’être en présence de quelqu’un que je croyais mort depuis longtemps.

Peut-être s’agissait-il d’un mauvais rêve. Ou d’une erreur de ma part. Pourtant, je reconnaissais la masse des cheveux, toujours plantés aussi dru, non plus noirs mais d’un blanc de neige et le visage aux traits lourds. J’attendais qu’il traverse le boulevard. Quand il fut à ma hauteur, au bord du trottoir, je me tournais vers lui.

« Vous êtes bien Serge Verzini ? »

Il jeta un regard sur moi, le même regard que jadis, à la fois pénétrant et dur.

« Non. Vous faites erreur. » »

Le roman baigne dans une lumière particulière que vous décrivez comme venant d’« ampoules trop faibles ». Cette lumière indécise serait-elle la lumière du passé, à l’instar des photos sépia d’autrefois ?

Bien sûr, cette lumière du souvenir est parfois voilée et indécise, comme dans les rêves, mais le plus souvent je m’efforce de la rendre la plus claire et la plus limpide possible. Du passé, il ne reste que de brèves séquences qu’il faut faire ressurgir avec une précision d’acupuncteur.

Vous exprimez l’idée d’une chambre murée qui, redécouverte, se révélerait être restée dans son état d’autrefois. Rêvez-vous parfois d’une telle capsule temporelle capable de faire ressurgir le passé dans tous ses détails ?

J’ai eu l’occasion à deux reprises de visiter des appartements qui avaient été inoccupés, l’un depuis le début du siècle, et l’autre depuis le début des années soixante, mais qui étaient restés intacts et pétrifiés dans le temps. On avait l’impression que leurs occupants les avaient quittés précipitamment, mais qu’ils allaient revenir d’un instant à l’autre. Il s’agissait du passé, mais aussi d’un présent oublié, comme dans la pièce fermée de la Casa Azul (1).

Vous évoquez un tableau étrange mais bien réel, Marie qui défait les nœuds. Au-delà de son sens religieux, on pourrait presque y voir une signification psychanalytique…

C’est un tableau du XVIIe siècle, d’un certain Melchior Schmittner. Marie est debout sur un croissant de lune, et un ange lui tend un ruban emmêlé, qu’elle dénoue et qui devient lisse entre ses mains. Derrière elle, dans la pénombre, un homme et son chien sont accompagnés d’un ange. Le tableau a un pouvoir hypnotique et apaisant. Autre élément de réalité, la figure de Maurice Girodias, fondateur d’Olympia Press.

S’agit-il d’un hommage à un grand éditeur, d’un souvenir personnel, ou d’une façon d’ancrer le récit dans une époque ?

C’est un souvenir personnel d’une époque de la fin de mon adolescence, où j’étais livré à moi-même, et où j’ai fait de multiples et brèves rencontres de personnes de toutes sortes, un peu plus âgées que moi. Si bien que j’avais l’impression d’entrer dans la vie bien avant la plupart des gens de mon âge.

Vous décrivez le Paris d’aujourd’hui d’une façon assez troublante, comme un lieu envahi par des bataillons de touristes qui semblent être les derniers habitants de la ville…

Je me sens un peu un étranger dans le Paris d’aujourd’hui. Cette ville ne me semble plus organique, mais dématérialisée par rapport à celle qui m’a donné tant de sensations et d’émotions. Elle est devenue un Paris virtuel, où des groupes se déplacent, comme dans un parc d’attractions. Mais il suffit quelquefois de tourner à un coin de rue pour retrouver le contact avec Paris et son sourire secret.

Alors que vous avez beaucoup écrit sur le passé et le souvenir, vous affirmez ici qu’il n’y a pas de passé, mais un présent éternel…

La recherche du temps perdu débouche parfois sur une clairière ensoleillée ou sur une plage, et des instants que l’on a pu sauver de l’oubli et qui vous donnent l’impression d’un présent éternel.

(1) Pendant cinquante ans, de 1954 à 2004, des dizaines de milliers d’objets personnels de Frida Kahlo ont été conservés dans une chambre scellée sur ordre de Diego Rivera dans la Casa Azul, leur maison de Mexico.

Patrick Modiano, né en 1945, a publié son premier roman, La place de l’Étoile, en 1968. Il a reçu le prix Goncourt en 1978 pour Rue des Boutiques obscures. Il est l’auteur de plus d’une trentaine de romans, récits et recueils de nouvelles. Il a reçu le Grand Prix national des lettres pour l’ensemble de son œuvre en 1996, ainsi que le prix Nobel de littérature en 2014.