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Les nuits de la peste d'Orhan Pamuk. Entretien

En avril 1901, il se murmure que la peste s’est déclarée à Mingher, une île au large de Rhodes sur la route d’Alexandrie. Deux éminents spécialistes des épidémies sont dépêchés sur place par le Sultan Abdülhamid II. La maladie infectieuse est rapidement confirmée mais imposer des mesures sanitaires représente un véritable défi, en particulier lorsqu’elles se heurtent aux croyances religieuses. Dans cette île multiculturelle où musulmans et orthodoxes tentent de cohabiter, la maladie agit comme un accélérateur des tensions communautaires. Et si l’union était rendue possible par la construction d’une identité nationale ? Affaiblie par les contagions croissantes mais vive dans ses élans révolutionnaires, Mingher, « perle de la Méditerranée orientale », va connaître des mois décisifs pour son histoire et voir son destin bouleversé.

Ce roman semble coller à l’actualité, pourtant vous avez commencé à l’écrire en 2016, bien avant le début de la pandémie de Covid. Pourquoi avoir choisi ce thème dès cette époque ?

J’ai commencé à écrire ce roman historique il y a cinq ans et, au moment où je l’achevais, le coronavirus a fait son apparition. En réalité, cela fait quarante ans que je m’intéresse aux épidémies. Des personnages spécialistes de la peste étaient déjà au centre de deux de mes livres, La maison du silence et Le château blanc. Pour ce roman, ma première intention était d’utiliser la peste comme une allégorie de la Turquie et d’un régime qui glisse vers l’autoritarisme. La peste d’Albert Camus, l’éthique existentialiste ont été mes premières inspirations mais je voulais aussi écrire un roman réaliste. Puis, j’ai beaucoup réfléchi aux théories d’Edward Saïd, à l’orientalisme, à la lecture erronée que l’Ouest a de l’Est lorsqu’il lui attribue un fatalisme inné. Mais un romancier n’est pas en mesure de donner une clef de lecture unique : toutes ces influences se retrouvent dans mon roman.

Considérerez-vous les épidémies, ici la peste, comme des accélérateurs de l’évolution des sociétés ?

L’évolution de la société est un concept positif, les épidémies ne le sont jamais. Elles sont terrifiantes. Je m’intéresse aux textes historiques, académiques, mais je ne suis pas un historien. J’ai toujours écrit sur les individus. Si l’on place l’histoire sur un piédestal, au-dessus des êtres humains, on peut considérer que les épidémies sont intéressantes, qu’elles contribuent au développement d’une société mais, pour moi, en tant qu’écrivain, ce qui compte ce sont les vies humaines, les individus, et c’est aux réactions que je m’intéresse, à la peur par exemple.

Avez-vous imaginé l’île de Mingher comme un microcosme des cultures de la Méditerranée orientale ?

Je l’ai dit, j’ai pensé au départ faire de Mingher une Turquie miniature, mais aucune allégorie n’est parfaite, et mon envie de réalisme est venue l’amender. Je me suis aussi inspiré de la Crète et de l’île de Kastellórizo, le point le plus oriental de la Grèce actuelle, qui a fait partie de l’Empire ottoman.

Le nationalisme minghérien s’appuie sur une nouvelle langue officielle, le minghérien. Une langue très ancienne, si mystérieuse que presque aucun mot n’apparaît dans le roman… Est-ce une façon de montrer qu’une histoire nationale se fonde souvent sur des légendes imposées comme des vérités ?

Pour un écrivain, il est intéressant de voir comment un fait a priori insignifiant qui se produit durant une période d’évolution ou de libération d’un pays peut, trente ans plus tard, prendre des proportions incroyables. Après la fin d’un régime, il faut proposer un nouvel idéal au peuple, dans mon roman on invente de nouveaux rêves séculaires, nationalistes et occidentaux, de nouvelles légendes.

Orhan Pamuk, né en 1952 à Istanbul, est aujourd’hui l’auteur turc le plus lu au monde. Connu également pour son engagement intellectuel et politique, il est le lauréat du prix Nobel de littérature en 2006. Son œuvre, traduite en une soixantaine de langues, est disponible aux Éditions Gallimard.

Entretien réalisé avec Orhan Pamuk à l’occasion de la parution des Nuits de la peste.

 © Gallimard