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Jusqu'à ce que mort s'ensuive d'Olivier Rolin. Entretien

« Dos à dos, les duellistes s’éloignent de vingt pas chacun. Pistolet tenu contre eux, canon au ciel. S’arrêtent, se retournent. L’un est grand et fort, l’autre plus petit, trapu. Ce sont deux révolutionnaires français exilés en Angleterre. Le grand costaud – Frédéric Cournet, un ancien officier de marine –, qui a gagné le tirage au sort, avance de dix pas, lève le chien, abaisse son arme, vise soigneusement. Le petit – Emmanuel Barthélemy, un ouvrier mécanicien –, immobile, se met de profil afin d’offrir la moindre cible possible. Ils se haïssent. Il n’est pas prévu de quartier. Au cas où le duel au pistolet n’aboutirait pas, ils ont convenu de continuer à l’épée. Bientôt l’un des deux sera mort. »

Le roman mène l’enquête à partir de quelques lignes de Hugo évoquant ce duel de 1852 entre deux proscrits. Pourquoi avoir choisi cet épisode ?

Tout simplement parce que l’histoire, telle qu’elle est, en effet, esquissée par Hugo, m’a immédiatement intrigué – comment deux révolutionnaires, qui se battent du même côté sur les barricades de juin 1848, en viennent-ils à se haïr tellement qu'ils s'opposent dans un duel à mort ? Et pourquoi le survivant finit-il pendu ? Il me semblait qu’il y avait là, dans cette « chose fatale, à Londres », comme dit Hugo, quelque chose de très mystérieux et probablement de très romanesque. Et, à mesure que je commençais à enquêter, je n’ai pas été déçu : puisque, outre ces épisodes dramatiques, il y a encore le bagne (comme dans Les Misérables…), des évasions spectaculaires, un double meurtre, et même des épisodes maritimes, puisque l’un des deux protagonistes est un ancien marin.

Comment ces deux hommes, qui se sont battus pour le même idéal, peuvent-ils en arriver à se haïr « jusqu’à ce que mort s’ensuive » ? 

Il y a des raisons qui tiennent sans doute à leurs personnalités très opposées – l’un est une grande gueule tonitruante (il y a du Danton en lui, dit Hugo), l’autre un fanatique froid. Il y a surtout des raisons de classe : l’un est un bourgeois, un ancien officier, l’autre un ouvrier pour qui la révolution passe par l’anéantissement de la bourgeoisie. Ils représentent ces deux types qu’on rencontre souvent dans les révolutions : l’aventurier et le militant. Quand une calomnie circule, dans le petit milieu des proscrits, dévoré de sectarismes et de soupçons paranoïaques, c'est l’étincelle qui met le feu aux poudres.

Entre Barthélémy et Cournet, les deux duellistes, c’est Barthélémy qui semble avoir le plus soulevé votre intérêt…

C’est celui dont l'itinéraire est le plus compliqué, et aussi le plus dramatique. C’est une personnalité plus complexe, il y a des moments où il est si froidement violent qu’on ne peut se retenir de le détester, et d’autres où son courage, sa dignité, forcent l'admiration. C’est un homme qui s'est juré de ne jamais supporter l’humiliation. Mais j'ai sans doute plus de sympathie pour Cournet (comme Hugo lui-même).

Au début du roman – les journées des barricades de juin 1848 –, les insurgés évoluent dans un Est-parisien populaire dont on imagine mal la misère et les cloaques. Quel regard portez-vous sur ce Paris disparu sous l’action hygiéniste de Haussmann et Napoléon III ?

Dès l’époque de Napoléon III, un érudit du nom de Victor Fournel avait fait paraître un petit livre caustique dans lequel il raillait le côté militaire des grandes percées haussmanniennes – pas seulement leur fonction anti-insurrectionnelle, mais leur esthétique : les perspectives lui évoquent les monotones alignements des parades militaires, « les trouées des nouvelles rues, dit-il, vont tout droit devant elles avec l’intelligence et la souplesse d'un boulet de canon ». Le Paris ancien qu'elles ont ratiboisé – pas seulement dans l’Est : partout – avait certes des zones insalubres (c’était bien pire encore dans le Londres que décrit, notamment, Dickens), mais c’était une ville méandreuse, bigarrée, insolite, où l’on pouvait voyager dans le temps, découvrir, s'étonner, se perdre, rêver, bref flâner – cette occupation baudelairienne (et balzacienne). Mon regard sur cette ville disparue est peut-être un regard d’esthète – c'est ainsi en tout cas qu’Haussmann disqualifie ses opposants – mais que voulez-vous, je suis écrivain, pas hygiéniste.

Sans Hugo, nous ne saurions pas grand-chose du quotidien des classes populaires vers le milieu du XIXe siècle. Diriez-vous que le grand écrivain est aussi un précurseur de l’histoire sociale ?

Peut-on le qualifier d’historien, je ne sais pas, mais ce dont je suis sûr c'est que c’est lui qui fait entrer le peuple (le « bas peuple », comme on disait) dans la littérature. Il y a dans les Choses vues une scène d'une force incroyable : un misérable, déguenillé, pieds nus, est emmené par les gendarmes ; de l’autre côté de la rue stationne une luxueuse berline armoriée dans laquelle une duchesse joue avec un jeune enfant. Le misérable regarde la duchesse, qui ne le voit pas. C’était, dit Hugo, l’apparition d'une révolution qui vient, inévitable. Ce que je sais, c’est que Balzac se serait intéressé à la duchesse. Hugo, lui (qui ne dédaignait pas les duchesses), c'est le gueux qui le fait penser et écrire.

Olivier Rolin est l'auteur d’essais, de récits de voyage et d'une dizaine de romans, dont L'invention du monde, Port-Soudan (prix Femina), Tigre en papier (prix France Culture) et Le météorologue (prix du Style). Ses derniers livres, Extérieur monde et Vider les lieux sont parus aux Éditions Gallimard.