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Les sept mariages d’Edgar et Ludmilla de Jean-Christophe Rufin. Entretien

« Sept fois ils se sont dit oui. Dans des consulats obscurs, des mairies de quartier, des grandes cathédrales ou des chapelles du bout du monde. Tantôt pieds nus, tantôt en grand équipage. Il leur est même arrivé d’oublier les alliances. Sept fois, ils se sont engagés. Et six fois, l’éloignement, la séparation, le divorce… »

Sept mariages… Sept comme le chiffre sacré, ou comme l’âge de raison ?
Sept est le chiffre magique des contes. Il souligne que ce récit n’est pas seulement un roman mais, à sa manière, une fable. L’histoire de ces deux personnages, à travers les sept métamorphoses de leur amour, explore une question fondamentale : peut-on être deux ? Est-il possible de vivre deux vies et de n’en faire qu’une, d’être soi pleinement et de se reconnaître pleinement dans l’autre ?

Vous écrivez que ces deux personnages sont en fait trois, « si l’on veut bien considérer que leur vie commune était un être particulier, fait de leurs deux personnalités en fusion ». Est-ce votre définition du couple idéal ?
Je n’oserais pas définir le couple idéal et je ne prétends ni l’avoir connu ni savoir le décrire. Tout au plus, avec l’histoire de Ludmilla et d’Edgar, voudrais-je donner à voir un couple qui est allé au bout de lui-même, qui a su exister malgré les séparations (ou grâce à elles).
Avec l’allongement de la vie, on assiste de plus en plus à des séparations (c’est très banal) mais aussi désormais à des retrouvailles. Des couples se remettent à vivre ensemble après de longues interruptions et cette permanence du lien entre deux vies autonomes est un phénomène passionnant. J’ai tenté, avec ce récit, d’entrer dans la logique de telles existences.

Malgré leurs différences profondes, Edgar et Ludmilla ont en commun des origines très modestes qui les ont obligés à se battre pour exister. Ce point commun est-il le pivot de leur amour ?
Ce sont l’un et l’autre des êtres qui partent de rien pour vivre finalement des vies d’exception. Ce talent, ils le trouvent en eux-mêmes mais aussi dans l’autre. L’amour est à la fois pour eux un facilitateur et un obstacle. Car le succès n’est pas moins ambivalent. Ainsi, c’est quand ils seront au faîte de leurs carrières qu’ils seront les plus éloignés l’un de l’autre. Et c’est quand ils perdront tout qu’ils sauront reconnaître la seule vraie richesse, celle de leur amour.

Le roman retrace aussi une certaine histoire de la France du xxe siècle…
Le vrai sujet de ce roman, par-delà la relation de ces deux personnages, c’est ce demi-siècle étrange accouché par la Seconde Guerre mondiale, semé d’espoirs et de terreur, pendant lequel tout s’est transformé et d’abord nous-mêmes. Le temps a passé si vite que nous n’avons pas bien mesuré ces changements. En parcourant ces années au pas de Ludmilla et Edgar, nous sommes pris par une immense nostalgie et un grand étonnement : était-ce ainsi qu’allait le monde ? Tels furent donc les temps que nous avons vécus ?

Edgar et Ludmilla vivent un amour fusionnel, alors que leur fille, Ingrid, semble espérer pour elle-même et le narrateur un amour tout aussi solide, mais plus paisible…
Rien ne sert de définir les êtres ; il faut seulement les comprendre. Or, les comprendre, ce n’est pas les ensevelir sous des adjectifs. Amour fusionnel, amour solide, amour paisible : je ne sais pas ce que ces mots veulent dire. Avec le temps, je me défie de plus en plus des abstractions. Ce siècle écoulé fut justement celui des abstractions sous la forme d’utopies, d’idéaux dévoyés, de grandes idées générales, et ces abstractions se sont révélées meurtrières. Pour moi, il ne peut y avoir qu’une compréhension, c’est le récit. Car il donne non seulement à voir et à connaître mais à aimer.

Entretien réalisé avec Jean-Christophe Rufin à l'occasion de la parution des Sept mariages d’Edgar et Ludmilla.

© Gallimard