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Le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras

Marguerite Duras a déjà publié huit romans et récits aux Éditions Gallimard quand paraît en mars 1964 Le Ravissement de Lol V. Stein. Ce livre, qu’elle croyait « impubliable » et qui fut sans doute le plus controversé, sera considéré dix ans après sa parution comme le « roman charnière » de son œuvre. 

Marguerite Duras. Le Ravissement de Lol V. Stein, Folio, 1976

Le Ravissement de Lol V. Stein
en « Folio ».

Avant qu’elle ne s’aventure « avec effroi » dans l’écriture de Lol V. Stein, Marguerite Duras en a griffonné deux ébauches, là-haut, dans sa chambre de Neauphle, face à l’étang. La première, c’était en 1960. Peter Brook, venant de monter une adaptation au cinéma de son roman Moderato Cantabile, lui avait proposé une scène de théâtre pour qu’elle y fît « n’importe quoi, ce qui [lui] viendrait à l’esprit ». La seconde, c’était dans l’hiver 1962, lorsque Barney Rosset lui avait demandé un scénario pour la société américaine Four Star Television. Elle avait donc posé les grandes lignes d’une assez banale intrigue entre deux couples et un amant, espérant que les personnages de femmes soient bientôt jouées par deux actrices qu’elle aimait : Lol(eh) Bellon et Tatiana Mouchkhine. Aucun de ces deux projets n’avait pu aboutir.
Mais il faut préciser qu’à la fin de 1962 Duras est très malade : moralement d’abord, car sa liaison avec Gérard Jarlot lui échappe ; et physiquement, à cause de l’alcool, et puisqu’elle ne peut plus en boire, cela la rend plus sensible à une sorte de folie. Or, c’est dans cet état que Duras voit « Lol », la future Lol de son livre, à un bal de Noël dans un asile psychiatrique de Villejuif. Elle est là, belle, et comme une « automate ». Duras est fascinée. Sur sa demande, elle la revoie d’ailleurs peu de temps après et s’étonne qu’elle lui parle « comme tout le monde », avec « une banalité extraordinaire » ; qu’elle parle, si vous voulez, « pour paraître comme normal, et plus elle le fai[t], plus elle [est] singulière à [s]es yeux. » Cette rencontre bouleversante lui fait reprendre ses vieux brouillons. En juin 1963, Duras interrompt même la rédaction d’un autre roman, Le Vice-Consul, pour s’isoler à Trouville dans un appartement des Roches-Noires qu’elle vient d’acheter.

Face à la Manche, elle veut traduire non pas tant l’histoire de Lol que son impossibilité à dire elle-même sa propre histoire : le rapt de son amoureux par une autre lors d’un bal, le ravissement de cette scène. Avec Lol, cette « petite dingue », Duras pense avoir enfin trouvé dans la vie, chez une femme qui n’est pas elle, de quoi justifier pleinement le mouvement qu’elle a engagé dans ses livres après Le Marin de Gibraltar (1952), lorsqu’elle a rompu (comme beaucoup de ses camarades Nouveaux Romanciers) avec la « vieille algèbre » des dispositifs narratifs classiques. Vu que la Lol de l’asile se tient à distance du langage, Duras s’interdit d’emblée toute attitude de surplomb pour la décrire ; elle voudrait effondrer grammaire et syntaxe trop habituelles. Cette Lol, si pareille à une figure mystique, l’attend pour l’essentiel « au tournant du langage ». Ainsi, de juin à octobre, entre Trouville et Paris, Duras s’efforce de faire tomber tout un théâtre de mots dans une prose hallucinatoire, flottante, insaisissable. Elle ne sait pas où elle va, la frontière même entre ses personnages lui devient poreuse, certaines voix interchangeables. Elle a renoncé à « dire » pour « faire résonner », et tourne autour d’un « mot-absence, un mot-trou ». Il s’agit pour elle d’atteindre à travers l’écriture un état d’indifférence, une anesthésie des affects, qui n’est pas une maladie : « c’est un état que je pense que beaucoup de gens frôlent ».

Mensualisée par Gallimard depuis 1960, elle envoie son dactylogramme rue Sébastien-Bottin fin octobre 1963. Elle est « dans la certitude » d’avoir « fait un livre impubliable ». Pourtant, Le Ravissement de Lol V. Stein paraît dans la Blanche le 25 mars 1964 et connaît tout de suite un beau succès de librairie, même si la grande presse rend compte à la fois d’un malaise et d’une incompréhension. Le 25 avril, Jacqueline Piatier déclare dans Le Monde que le roman est « artificiel et forcé ». Le 29, Claude Mauriac loue son éclatante « intelligence » dans Le Figaro. Jérôme Lindon (son ancien éditeur chez Minuit) lui écrit pour la remercier de « cet admirable roman », sans doute « le plus beau qu[‘elle ait] encore écrit ».

Cahiers Renaud Barrault n° 52, décembre 1965. Archives Éditions Gallimard

Cahiers Renaud Barrault,
décembre 1965

Par surprise, un jour, Lacan lui téléphone et lui donne rendez-vous à minuit dans un café de la rue Bernard-Palissy, au sous-sol. Il lui parle alors de Lol pendant deux heures et « de façon inoubliable », Duras s’avérant « savoir sans [lui] ce qu’[il] enseigne ». En décembre 1965, il lui rend un « Hommage » dans les Cahiers Renaud-Barrault. Duras comprend, au reste, fort bien que les psychanalystes soient attentifs à la « lucidité limite » de ce roman de « la dé-personne […], de l’im-personnalité ».
Entre 1964 et 1966, elle songe en vain à en tirer un film avec Jeanne Moreau et Silvana Mangaro. Le livre est traduit en 1967 aux États-Unis et en Angleterre. L’année suivante, elle envisage d’en faire un roman-photo, n’enregistrant finalement que quelques prises pour une émission de Michel Tournier.
Lorsque le roman paraît en Folio en juin 1976, elle y apporte plusieurs modifications légères. Le Ravissement de Lol V. Stein inaugure dans son œuvre le « cycle indien » (L’Amour, La Femme du Gange, India Song…), où Lol revient imposer sa présence. Le ton de Duras dans ce livre, obscur, elliptique, a été souvent pillé, ou pastiché, ou interprété par les romanciers qui lui ont fait suite ; – on pense aujourd’hui naturellement à Angot, Laurens, ou Barbéris, mais il est possible d’en sentir l’influence aussi sur certaines héroïnes de Pascal Quignard. Sans doute son ami Blanchot avait raison de signaler que tout lecteur de Lol V. Stein entre avec elle dans l’envoûtant « tourment de l’impossible narration ».

Amaury Nauroy

« Lol V. Stein c'est quelqu'un qui réclame qu'on parle pour elle sans fin, puisqu'elle est sans voix. C'est d'elle que j'ai parlé le plus, et c'est elle que je connais le moins. Quand Lol V. Stein a crié, je me suis aperçue que c'était moi qui criais. Je ne peux montrer Lol V. Stein que cachée, comme le chien mort sur la plage. » Marguerite Duras, entretien avec Catherine Francblin, Art Press International, janvier 1979.

« La scène dont le roman n’est tout entier que la remémoration, c’est proprement le ravissement de deux en une danse qui les soude, et sous les yeux de Lol, troisième, avec tout le bal, à y subir le rapt de son fiancé par celle qui n’a eu qu’à soudaine apparaître. » Jacques Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras, du Ravissement de Lol. V. Stein », Cahiers Renaud Barrault, décembre 1965.

Bibliographie indicative
 

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