Nathan Zuckerman, double de fiction de Philip Roth
Philip Roth a mis en scène Nathan Zuckerman dans ses romans L'Écrivain des ombres, Zuckerman délivré, La Leçon d'anatomie, La Contrevie, Pastorale américaine, J'ai épousé un communiste, La Tache et Exit le fantôme. Évoquant ce double qui l'a accompagné pendant une trentaine d'années dans un entretien en 1983, il lui donne la réplique, en « joueur averti » (Josyane Savigneau), dans un texte autobiographique paru en 1988.
L'art de la fiction Extrait d'un entretien accordé par Philip Roth à Hermione Lee paru dans L'Infini en 1990. Nathan Zuckerman est un rôle. C'est là tout l'art de la représentation d'identités, vous ne croyez pas ? C'est le don romanesque fondamental. Zuckerman est un écrivain qui veut être un médecin qui adopte l'identité d'un pornographe. Je suis un écrivain qui écrit un livre et qui adopte l'identité d'un écrivain qui veut devenir un médecin qui incarne un pornographe — qui, à son tour, pour compléter le jeu des identités, pour ajouter des barbillons au tranchant de la lame, feint d'être un critique littéraire bien connu. Fabriquer de la fausse biographie, de la fausse histoire, confectionner une existence à demi imaginaire à partir de la vraie pièce de théâtre qu'est ma vie, c'est ma vie. Il faut bien qu'il y ait un certain plaisir à faire ce métier, et c'est là-dedans qu'il se trouve. Aller déguisé. Jouer un personnage. Se faire passer pour ce que l'on n'est pas. Faire semblant. La mascarade ingénieuse et rusée. Prenez un ventriloque. Il parle de telle sorte que sa voix semble provenir de quelqu'un qui se trouve à quelque distance de lui. Mais s'il n'était pas dans votre champ de vision vous ne retireriez ancun plaisir de son art. Son art consiste à être présent et absent ; il est davantage lui-même quand il est simultanément quelqu'un d'autre, et il n'« est » aucun des deux quand le rideau est baissé. Pour un écrivain, il n'est pas forcément nécessaire d'abandonner sa propre biographie pour s'engager dans le jeu d'un rôle. Il peut être plus captivant de ne pas le faire. On la distord, on la caricature, on la parodie, on la torture et on la subvertit, on l'exploite — tout cela pour conférer à la biographie cette dimension qui enflammera votre vie verbale. Des millions de gens le font sans arrêt, bien sûr, et sans se justifier par le travail littéraire. Ils y croient. C'est stupéfiant, tous ces mensonges que les gens nourrissent derrière le masque de leurs vrais visages. Songez à l'art de l'adultère : soumis à une tension énorme et ayant contre eux une adversité considérable, des maris et des femmes ordinaires que la conscience d'eux-mêmes figerait sur une scène se mettent, une fois rentrés dans le théâtre domestique, et seuls devant le conjoint trahi qui leur tient lieu d'audience, à jouer des rôles d'innocence et de fidélité avec un talent dramatique impeccable. De grandes, grandes représentations, conçues avec génie jusque dans les moindres détails, un jeu de scène naturel d'une parfaite méticulosité, et le tout exécuté par des amateurs complets. Des gens faisant magnifiquement semblant d'être « eux-mêmes ». La mystification peut prendre des formes extrêmement subtiles, vous savez. Pourquoi un romancier, simulateur de profession, serait-il moins habile ou plus digne de confiance qu'un comptable banlieusard lent et dépourvu d'imagination qui raconte des blagues à sa femme ?Jack Benny se prétendait avare, vous vous rappelez ? Il mentionnait sa bonne réputation et protestait qu'il était pingre et mesquin. Il n'était probablement pas si drôle comparé à un autre brave gars qui expédie des chèques à l'U.J.A. et emmène ses amis à dîner. Céline feignait d'être un médecin plutôt indifférent, voire irresponsable, alors qu'il semble en fait avoir été un praticien dûr à la tâche et qui traitait consciencieusement ses clients. Mais ça n'était pas intéressant. Philip Roth, « L'art de la fiction ». Entretien avec Hermione Lee (traduit de l'américain par Emmanuel Jouanne), L'Infini, n° 10, printemps 1985, pp. 3-25. L'entretien date de 1983. Rien de moins que la liberté d'écrire en toute liberté Philip Roth a mis en scène Zuckerman dans son premier livre autobiographique, Les Faits. Requérant l'avis de son double de fiction sur son texte, Nathan Zuckerman lui répond sans complaisance.
Cher Roth, Philip Roth, Les Faits. Autobiographie d'un romancier (traduit de l'anglais par Michel Waldberg), Gallimard, 1990 (« Du Monde entier »). Le livre a d'abord paru sous le titre The Facts en 1988. Donner un sens à la vie incurable Zuckerman par Josyane Savigneau.
À plusieurs reprises dans le roman revient cette idée d’incarcération, de retraite, d’austérité monacale, qui pourrait être résumée ainsi : « En croyant avoir choisi la vie, il avait choisi la page suivante. » Ou encore : « Ce qui pèse, ce n’est pas que tout doive nécessairement devenir un livre. C’est que tout puisse devenir un livre. Et compte pour du beurre dans la vie avant que ce soit fait. » Ce que Roth va reprendre presque trente ans plus tard en disant qu’il cessait d’écrire pour rompre avec cette existence d’esclave. Zuckerman est néanmoins convaincu que la fiction est là « pour donner un sens à la vie incurable » et qu’il n’est qu’une seule manière d’écrire : avec fanatisme. Sans ce fanatisme, aucun grand roman ne serait écrit. « Il se faisait la plus haute conception possible des gigantesques capacités de la littérature à englober et à purifier la vie. Il allait écrire encore, publier encore, et la vie deviendrait colossale. » C’est ce Zuckerman/Roth-là qui me fascinait et me fascine encore. Celui qui constate que les lecteurs et les journalistes refusent d’accepter la fiction, de considérer que l’écriture est un acte d’imagination. L’incapacité à lire un roman comme un acte d’imagination s’est encore aggravée depuis Portnoy et La Leçon d’anatomie. Josyane Savigneau, Avec Philiph Roth, Gallimard, 2014. © Éditions Gallimard |
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