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Un essai de rénovation dramatique

Un essai de rénovation dramatique

« Pour l’œuvre nouvelle, qu'on nous laisse un tréteau nu ! » Tandis qu'un « appel » est imprimé et placardé sur les murs, Jacques Copeau publie dans La NRF de septembre 1913 un texte dans lequel il expose son programme. Extraits.

Appel du Vieux-Colombier, affiche, 1913.

« Si vous aimez le théâtre,
Si vous avez conscience que l'art
du théâtre puisse être en dignité,
en beauté, l'égal des autres arts... »
Appel du Vieux-Colombier, 1913.

Au mois d'octobre prochain s'ouvrira à Paris, 21 rue du Vieux-Colombier, un théâtre nouveau. Il prendra le nom de Théâtre du Vieux-Colombier. Son programme sera composé des chefs-d'œuvres classiques européens, de certains ouvrages modernes déjà consacrés, et de ceux de la jeune génération.
Conçu par un petit groupe d'artistes dont l'entente intellectuelle et un goût commun de l'action ont fait des compagnons de lutte, ce projet longuement médité connut bien des alternatives. Il eut à surmonter bien des obstacles. S'il se réalise enfin, c'est grâce à des dévoûments pour lesquels nous ne saurions ici marquer trop de reconnaissance.
[...] Nous pensons qu'il ne suffit même pas, aujourd'hui, de créer des œuvres fortes : en quel lieu trouveraient-elles accueil, rencontreraient-elles à la fois leur public et leurs interprètes, avec une atmosphère favorable à leur épanouissement ? C'est ainsi que, fatalement, comme une « postulation perpétuelle », s'imposait à nous ce grand problème : élever sur des fondations absolument intactes un théâtre nouveau ; qu'il soit le point de ralliement de tous ceux, auteurs, acteurs, spectateurs, que tourmente le besoin de restituer sa beauté au spectacle scénique. Un jour verra peut-être ce prodige réalisé. Alors l'avenir s'ouvrira devant nous.
Car nous n'avons rien à attendre du présent. Nous devons ne compter pour rien ce qui existe. Si nous vouIons retrouver la santé et la vie, il convient que nous repoussions le contact de ce qui est vicié dans sa forme et dans son fond, dans son esprit, dans ses mœurs. Nous ne méconnaissons pas que des dons de toute sorte, et souvent précieux, se fassent jour dans la production dramatique contemporaine. Ils y sont fébrilement prodigués, dispersés, gaspillés. Faute d'orientation, de discipline, faute de sérieux et surtout d'honnêteté, on ne les voit nulle part aboutir à la concentration, à l'accomplissement d'une œuvre d'art. Considérant les choses d'un peu haut, il est impossible de ne pas reconnaître que plusieurs générations se sont succédées, sans qu'un artiste véritable ambitionnât, pour y manifester son génie, la forme dramatique. Lors même que ses facultés semblaient proprement le destiner au théâtre, l'artiste dont nous parlons a toujours cherché refuge en quelque autre genre, l'estimant plus digne de lui, fût-il moins conforme à sa visée. Est-ce à dire qu'il soit sans ressource et comme désaffecté, trop fragile dans une main puissante et rebelle à toute nouveauté, l'instrument qu'ont façonné et dont se contentèrent les Sophocle et les Shakespeare, les Racine, les Molière, les Ibsen ? Non. Mais il a dégénéré parmi des pratiques infâmes, et l'usage en paraît interdit à quiconque prétend, de nos jours, faire librement œuvre de beauté.
Nous avons vu, depuis trente ans, quelques vrais talents se porter vers la scène. Nous avons vu les uns, peut-être à leur insu, prendre insensiblement et garder ce pli de complaisance que les premiers succès laissent aux âmes faciles ; de leurs dons exploités, déformés, ils ont tiré ce creux prestige qu'ils exercent désormais sur la foule. Nous avons vu les autres, mieux défendus par la fermeté du caractère et le respect de leur art, déserter un théâtre qui ne les eût accueillis que pour les corrompre : leur verve s'est ralentie, leur inspiration s'est brisée. À tous s'est imposée l'alternative ou de se taire ou d'abdiquer.
Qu'elle fasse échec à la puissance de l'artiste : voilà la condamnation sans appel de la scène moderne. Et cette aversion, ce dégoût que l'artiste lui témoigne en retour : voilà qui achève de ravaler le théâtre présent, d'en faire, comme on l'a trop justement écrit, « le plus décrié des arts ».
Nous voulons travailler à lui rendre son lustre et sa grandeur. Dans cette entreprise, à défaut de génie, nous apporterons une ardeur résolue, une force concertée, le désintéressement, la patience, la méthode, l'intelligence et la culture, l'amour et le besoin de ce qui est bien fait. Et de qui attendrait-on pareil effort, sinon de ceux pour qui il y va de leur vie même ? non pas des trafiquants, ni des amateurs, ni d'orgueilleux esthètes, mais des ouvriers en leur art, rompus à la besogne, s'ingéniant à tout faire sortir de leurs mains et de leur cerveau, préparant les matériaux et concevant le plan selon lequel ils seront assemblés, depuis la fondation jusqu'au faîte. Puisque nous sommes jeunes encore, puisque nous avons conscience du but et des moyens pratiques de l'atteindre, n'hésitons pas. Que rien ne nous détourne plus. Laissons là les activités secondaires. Mettons-nous, d'un seul coup, en face de toute notre tâche. Il la faut attaquer à pied d'œuvre. Elle est vaste, et sera laborieuse. Nous ne nous flattons guère de la mener à bout. D'autres que nous, peut-être, achèveront l'édifice. Essayons au moins de former ce petit noyau d'où rayonnera la vie, autour duquel l'avenir fera ses grands apports.
Je n'ai pas craint de laisser paraître, dans leur ampleur, nos espérances, nos ambitions. Les premières réalisations que nous allons tenter ne supporteront point d'entrer avec elles en comparaison. De cela aussi nous avons conscience.

 Ayant à dire, maintenant, ce que sera le Théâtre du Vieux-Colombier, j'espère gagner le lecteur au sentiment de notre modestie, et l'inviter à reconnaître que notre plan d'action, loin de se dérober aux contingences, les envisage et les affronte. [...]

Répertoire

Répertoire Classique. — J'ai déjà écrit qu'avant de tenter utilement sur le théâtre une réforme quelconque, il faudrait l'assainir, l'honorer, « en y rappelant les grandes œuvres du passé, afin que les poètes d'aujourd'hui, repris d'un filial respect pour cette scène qu'on leur avait ternie, ambitionnent d'y monter à leur tour ».
Notre premier souci sera de marquer une vénération particulière aux classiques anciens et modernes, français et étrangers. Il n'est point excessif de dire qu'ils sont ignorés du public. Nous les proposerons comme un constant exemple, comme l'antidote du faux goût et des engoûments esthétiques, comme l'étalon du jugement critique, comme une leçon rigoureuse pour ceux qui écrivent le théâtre d'aujourd'hui et pour ceux qui l'interprètent. Devant ces ouvrages d'autrefois, que les habitudes mécaniques de certains comédiens et la routine d'une prétendue « tradition » défigurent trop souvent, nous nous efforcerons de nous remettre en état de sensibilité. Mais nous nous garderons bien de vouloir en « renouveler » c'est-à-dire en déformer l'esprit. Jamais nous ne nous aviserons — sous prétexte de les rapprocher de nous ! — d'accommoder Molière ou Racine à la mode du jour. Ce serait un plaisant divertissement, en vérité, que d'aller rajeunir par le dehors ce qui est éternel en son fond, et que d'aller assaisonner d'un peu de vraisemblance à la moderne ce qui déborde de vérité ! Nous nous interdirons ces fantaisies. Toute l'originalité de notre interprétation, si on lui en trouve, ne viendra que d'une connaissance approfondie des textes.

Reprises. — Autant qu'il sera en son pouvoir, le Théâtre du Vieux-Colombier reprendra, parmi les meilleures pièces de ces trente dernières années, celles que le temps ne semble pas avoir affaiblies et, d'une façon plus générale, celles qui marquent une date dans l'histoire du théâtre, une étape dans l'évolution du genre dramatique.

Pièces inédites. — Comme on vient de le voir, le Théâtre du Vieux-Colombier assure son existence sur un fonds d'œuvres consacrées. En effet, nous ne nourrissons pas l'illusion qu'en ouvrant un théâtre aux plus sincères manifestations de l'esprit dramatique, nous allons de ce fait et d'emblée provoquer une renaissance. Et nous n'imaginons pas qu'il existe actuellement en France toute une armée de jeunes talents méconnus, dignes d'être mis en lumière, et qui vont dès demain répondre à notre appel. Au reste, sur les œuvres inédites qui nous seront soumises, nous nous réservons d'exercer un choix sévère, n'estimant pas qu'on serve utilement un idéal en encourageant les fausses vocations qui se fourvoient à sa poursuite.
Il arrive que, sous prétexte de style, de pensée, de lyrisme, les écrivains nouveaux produisent à la scène des ouvrages forgés sur plus d'à-priorisme littéraire que d'expérience humaine et de nécessité tragique. Les bonnes intentions, les hautes visées ne suffisent pas. Entre une idée de drame et ce drame lui-même, il y a la distance de l'art tout entier. Le Théâtre du Vieux-Colombier est ouvert à toutes les tentatives, pourvu qu'elles atteignent un certain niveau, qu'elles soient d'une certaine qualité. Nous entendons : une qualité dramatique.

Premier programme du Théâtre du Vieux-Colombier, octobre 1913. Archives Éditions Gallimard

Premier programme du Théâtre
du Vieux-Colombier, octobre 1913.

Quelles que soient nos préférences avouées comme connaisseurs et comme critiques, notre direction personnelle comme écrivains, cependant nous ne représentons pas une école, dont toute l'autorité risque de déchoir quand s'évanouit son éphémère attrait de nouveauté. Nous n'apportons pas une formule, avec la certitude que de cet embryon doive naître et se développer le théâtre de demain. C'est en quoi nous nous distinguons des entreprises qui nous ont précédés. Celles-ci — on peut le dire sans méconnaître l'apport de la plus notoire d'entre elles : le Théâtre Libre, et sans déprécier la haute valeur de son chef, M. André Antoine, à qui nous devons tant — celles-ci commirent inconsciemment l'imprudence de limiter leur champ d'action à l'étroitesse d'un programme révolutionnaire. Nous ne sentons pas le besoin d'une révolution. Nous avons, pour cela, les yeux fixés sur de trop grands modèles. Nous ne croyons pas à l'efficacité
des formules esthétiques qui naissent et meurent, chaque mois, dans les petits cénacles, et dont l'intrépidité est faite surtout d'ignorance. Nous ne savons pas ce que sera le théâtre de demain. Nous n'annonçons rien. Mais nous nous vouons à réagir contre toutes les lâchetés du théâtre contemporain. En fondant le Théâtre du Vieux-Colombier, nous préparons un lieu d'asile au talent futur.

© Éditions Gallimard